Le Corbusier

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«Le Corbusier a connu de grands rivaux, déclarait André Malraux dans son hommage posthume à l’architecte en 1965, mais, ajoutait-il, aucun n’a signifié avec une telle force la révolution de l’architecture, parce qu’aucun n’a été si longtemps, si patiemment insulté.» 

Architecte, urbaniste mais aussi peintre, ensemblier, sculpteur avec Joseph Savina (1901-1983) et créateur de tapisseries, Le Corbusier se passionne pour tous les moyens d’expression. À la fin des années quarante, il inventa le Modulor, un nouveau système de mesure qui se voulait la synthèse entre les principes de compositions modulaires et ceux de la section d’or. Ses meubles, créés avec Charlotte Perriand (née en 1903), sont encore édités par le designer italien Cassina. Militant infatigable, il intellectualise chaque expérience et la traduit non dans un langage abscons et prétentieux, mais dans des termes accessibles à tous. Cette clarté servie par un sens inné de la formule, proche du slogan publicitaire, possède une efficacité que l’on retrouve intacte dans la cinquantaine de livres qu’il publie de 1912 à 1966. À ce titre, il fut le premier architecte médiatique du XXe siècle et certainement le plus médiatisé.

Un maître autodidacte

Sur sa première carte d’identité française délivrée en 1930, année de sa naturalisation, Charles Édouard Jeanneret-Gris, né à La Chaux-de-Fonds (Suisse) le 6 octobre 1887, est connu sous le pseudonyme de Le Corbusier, déformation du nom d’un aïeul qu’il emploie pour la première fois en 1920 pour signer ses écrits.

Né dans le berceau de l’horlogerie suisse, le jeune Jeanneret échappe au destin familial de graveur de boîtiers de montre grâce à Charles L’Eplattenier (1874-1946), son professeur de dessin. Il n’a que dix-sept ans quand ce dernier lui obtient la commande de la villa Fallet (1906). De 1907 à 1916, toujours sur les indications de son professeur, il parcourt l’Italie, la Grèce et la Turquie où il découvre l’architecture antique et vernaculaire. D’un trait concis, il couvre ses carnets de croquis de dessins qui évoquent le jeu des formes et de la lumière plus que les styles. Il enrichit ses voyages de séjours à Paris et à Berlin, rencontre Tony Garnier (1869-1948), séjourne brièvement dans l’agence d’Auguste Perret (1874-1954) ou de Peter Behrens (1868-1940).

Mais c’est le choc intellectuel et artistique produit par l’Acropole d’Athènes qui marque son voyage initiatique et lui inspire cette définition de l’architecture perçue comme «le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière». Énoncée pour la première fois dans l’Esprit nouveau , la revue à laquelle il participe de 1920 à 1925, cette formule demeure encore l’une des clés de son Å“uvre.

Lors de ses rapides séjours dans sa ville natale, Charles Édouard Jeanneret multiplie ses expériences d’enseignant et d’architecte. Cette première période suisse s’achève par la construction de la villa Schwob (La Chaux-de-Fonds, 1917) où, dans un style influencé par Perret, il applique pour la première fois le principe constructif DOM-INO dont il est l’inventeur.

Naissance d’un nouveau langage architectural

Le Corbusier propose en 1914 un système de construction en béton dont le principe se résume à une simple trame de poteaux portant des planchers et reposant, pour toute fondation, sur de simples dés. La trame permet de composer librement façades et plans. L’idée n’est pas originale mais, comme souvent dans son Å“uvre théorique, l’apport de Le Corbusier tient dans sa capacité à synthétiser et à simplifier jusqu’à l’évidence un principe ancien et à l’imposer avec force grâce à un schéma et à une formule choc: DOM-INO.

En 1916, Le Corbusier s’installe définitivement à Paris, où il rencontre bientôt le peintre Amédée Ozenfant (1886-1966) qui le

pousse vers la peinture «puriste». Ils en rédigent ensemble le manifeste intitulé Après le cubisme (1918), où ils prônent l’emploi d’éléments invariants puisés dans un répertoire de formes simples et universelles. La combinaison du système constructif DOM-INO et des principes esthétiques du purisme appliquée pour la première fois dans la villa Ozenfant (Paris, 1924) permet à Le Corbusier d’élaborer progressivement un nouveau langage architectural dont la légitimité réside, selon lui, dans le fait qu’il s’applique aussi bien au logement économique qu’à la villa de luxe. Le Corbusier plaide pour une architecture rationnelle et industrialisable où, selon l’un de ses slogans parmi les plus célèbres, «la maison est une machine à habiter». Ces recherches se formalisent dans les projets de maison économique Citrohan (1920-1922), ainsi baptisée en hommage à l’industrie automobile, et seront finalisées en 1927 dans l’énoncé des Cinq Points pour une architecture moderne : plan libre, façade libre, pilotis, toit-terrasse et fenêtre en longueur.

Mais ces cinq points ne sont que des principes, dont le succès dépend du talent de l’architecte qui s’en empare: «tant pis pour ceux à qui manque l’imagination», déclare Le Corbusier. Son génie inventif se mesure surtout dans son exceptionnelle perception des espaces intérieurs. Il les conçoit tout en courbes, en cloisons de biais ou en forme de piano, en trémies qui ménagent des échappées visuelles sur les espaces du dessous ou du dessus. Il supprime pratiquement tous les couloirs, juxtapose les pièces, établit une parfaite continuité spatiale ou «promenade architecturale». Le luxe ne réside pas dans l’exubérance du décor, mais dans la qualité des espaces.

Totalement inconnu en 1916 à son arrivée à Paris, Le Corbusier acquiert une réputation internationale en moins de dix ans. Il applique ses principes dans les villas La Roche et Jeanneret-Raaf (Paris, 1925), Cook (Boulogne-Billancourt, 1927), Stein-de Monzie (Garches, 1928), Baizeau (Tunis, 1929), Guiette (Anvers, 1926), et dans une moindre mesure dans des programmes et des recherches économiques comme les maisons de la Siedlung du Weissenhof à Stuttgart (1927) ou la cité Frugès (Pessac, 1924-1927).

La construction de la villa Savoye (Poissy, 1931) marque l’apogée de cette période puriste mais coïncide avec celle de la villa de Mme Mandrot au Pradet (1931) où Le Corbusier établit un rapport plus étroit avec le site et adopte des matériaux traditionnels sur lesquels la lumière joue différemment. Cette nouvelle direction annonce les villas des Mathes (1935) et de La Celle-Saint-Cloud (1935). Loin de se complaire dans un système, fût-il le sien, Le Corbusier se remet sans cesse en cause, cherche de nouveaux modes de composition plastique et spatial, déroute ses contempteurs autant que ses disciples. Il obtient également quelques grandes commandes, comme le pavillon suisse (Paris, 1933), l’immeuble Clarté (Genève, 1932), la cité-refuge de l’Armée du salut (Paris, 1933) ou le Centrosoyous à Moscou (1928). Il donne des conférences dans le monde entier et publie d’innombrables articles et ouvrages qui s’imposent immédiatement comme des textes de référence à l’image de Vers une architecture (1923). Il contribue également activement en 1928 à la création des Congrès internationaux d’architecture moderne (C.I.A.M.). Enfin, sa participation malheureuse au concours du palais de la Société des Nations (Genève, 1927) le consacre comme porte-parole du mouvement moderne et bouc émissaire de l’académisme.

Pendant la récession des années trente et après la Seconde Guerre mondiale, Le Corbusier se consacre davantage aux grands projets d’urbanisme, mais son Å“uvre est encore jalonnée de réalisations majeures: la chapelle de Ronchamp (1950-1955), les maisons Jaoul (Neuilly-sur-Seine, 1955), le couvent de La Tourette (1960), le Carpenter Center for Visual Arts (Harvard University, États-Unis, 1964), le Secrétariat (1958) et le Parlement (1962) de Chandigarh en Inde.

L’atelier Le Corbusier

De septembre 1924 au 27 août 1965, date du décès de Le Corbusier à Cap-Martin, le centre mondial de l’architecture moderne se situe dans un étroit couloir qui sert d’atelier à Le Corbusier rue de Sèvres à Paris. Charlotte Perriand, Vladimir Bodianski, Iannis Xenakis, José Luis Sert figurent parmi les plus célèbres des quelque trois cents collaborateurs qui défilèrent rue de Sèvres.

L’histoire de l’atelier Le Corbusier se déroule en quatre époques: de 1922 à 1940, le partage du pouvoir avec son cousin Pierre Jeanneret (1896-1967); de 1946 à 1949, l’association avec l’Atbat (Atelier des bâtisseurs); de 1949 à 1959, la collaboration avec quelques fortes personnalités tel André Wogenscky; enfin, l’ultime phase de la reprise en main du pouvoir par le maître de 1959 à son décès.

Celui qui écrit, en 1929, «les techniques sont l’assiette même du lyrisme» aborde la question des matériaux et de leur mise en Å“uvre en plasticien plus qu’en technicien. Curieux et inventif, il s’intéresse à tous les matériaux, qu’il a tous, un jour ou l’autre, expérimentés autant pour des raisons esthétiques que techniques. Le Corbusier a l’intuition de la solution technique qui convient, mais matériaux modernes ou traditionnels, il prend rarement le temps d’en apprécier les possibilités réelles comme les contraintes de mise en Å“uvre. Adepte du taylorisme, fasciné par l’industrie, il se révèle incapable de conduire correctement un chantier, ouvrant à la critique une brèche qu’elle ne manqua pas d’exploiter.

Paradoxalement, si les conditions avaient été réunies, Le Corbusier, que l’on connaît comme l’apôtre du béton, aurait pu perpétuer et enrichir la tradition de l’architecture métallique. Il n’est pratiquement pas de grands projets où, au stade des premières études, Le Corbusier n’ait privilégié ce matériau. Il en apprécie les facilités d’usinage, les capacités d’assemblage à sec comme ses qualités plastiques. La crise économique des années trente conjuguée aux faiblesses de la métallurgie française empêchèrent Le Corbusier d’utiliser autant qu’il le voulait ce matériau au profit du béton. Quelques rares réalisations témoignent cependant de cet attachement au métal comme le pavillon Philips (Bruxelles, 1958).

Du module à l’ensemble

S’inspirant du principe modulaire de la cellule monastique ou de la cabine de transatlantique et du juste équilibre entre vie collective et vie individuelle qui régit l’organisation d’un couvent ou d’un paquebot, Le Corbusier conçoit, en 1922, un projet d’immeuble-villas dont le pavillon de l’Esprit nouveau à l’exposition des Arts décoratifs de Paris (1925) représente un prototype d’appartement. Aucun immeuble-villa ne sera réalisé, mais, vingt ans plus tard, la Cité radieuse de Marseille (1952), la première unité d’habitation construite par Le Corbusier, avant celles de Rezé-lès-Nantes (1955), de Berlin (1957), de Briey-en-Forêt (1963) et de Firminy (1967), s’inspire de ces principes.

Le système constructif retenu, dit «du casier à bouteilles, consiste à construire des appartements à l’intérieur d’une ossature de poteaux et de poutres en béton armé». En d’autres termes, il s’agit de glisser des appartements semblables aux maisons Citrohan ou au pavillon de l’Esprit nouveau dans une ossature de type DOM-INO à l’échelle d’une barre d’habitation de 135 mètres de longueur et de 56 mètres de hauteur. Répartis en vingt-trois types, les appartements en duplex de la Cité radieuse, d’une surface supérieure de 40 à 50 p. 100 à celle des H.L.M., bénéficient de la double orientation. Les habitants disposent de nombreux équipements collectifs, dont une rue commerçante en étage et, sur la terrasse, une école maternelle et des équipements sportifs. Comme son nom l’indique, l’«unité d’habitation» n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste élaboré à l’échelle d’une ville. L’ossature des unités d’habitation, comme celle de la villa Savoye, repose sur un sol artificiel, réservant ainsi le sol naturel aux espaces verts, à la circulation, aux équipements sociaux, culturels et sportifs. Depuis le début des années vingt, cette dimension urbaine est omniprésente dans les recherches architecturales de Le Corbusier. De nombreux livres ont jalonné cette réflexion originale: Urbanisme (1925), Précisions (1930), La Ville radieuse (1935), etc. Le Corbusier propose d’agir sur l’ensemble du processus urbain et non ponctuellement. Au début des années vingt, il se prononce pour la solution radicale de la table rase à l’image du plan de ville pour 3 millions d’habitants de 1922 ou du plan Voisin pour Paris, tracés au cordeau, suivant un quadrillage rigoureux, découpés en zones d’activités distinctes. Volontairement provocatrices et inapplicables, ces propositions n’ont d’autre objectif que d’alerter l’opinion sur la situation catastrophique des grandes métropoles.

Ses recherches évoluent ensuite vers la définition d’éléments d’analyse et d’intervention universels qui permettent d’adapter ses propositions à des sites réels: Paris, Anvers, Barcelone, Rio, Alger, Saint-Dié, Meaux, Bogotá et enfin Chandigarh. En 1948, il élabore ainsi pour l’U.N.E.S.C.O. une règle de classification des voies de circulation dite «règle des 7 V», puis, dans la Charte d’Athènes , publiée en 1943, il définit avec les C.I.A.M. quatre fonctions élémentaires qui régissent l’organisation de la ville: habiter, travailler, se recréer, circuler.

Après la Seconde Guerre mondiale, Le Corbusier est nommé architecte en chef de la reconstruction de La Rochelle-La Pallice, mais son plan à long terme, inspiré de ces principes, ne sera pas plus appliqué qu’à Saint-Dié où la population rejette son projet, soucieuse de retrouver son cadre de vie traditionnel antérieur. À Chandigarh, assisté notamment de son cousin Pierre Jeanneret, Le Corbusier a enfin la possibilité d’appliquer l’essentiel de ses théories à l’échelle d’une ville. À la lueur de la réalité, Le Corbusier assouplit ses doctrines. Nul doute, comme l’affirme Charlotte Perriand, qu’il eût considérablement modifié ses théories plus tôt si on lui avait confié une commande importante dès les années vingt.

«Il n’est pas inutile, disait Le Corbusier en 1929, de lire constamment dans son propre ouvrage. La conscience des événements est le tremplin du progrès.» La fascination qu’exerce Le Corbusier tient précisément à la rigueur et à la cohérence intellectuelle et plastique qui régissent la totalité de son Å“uvre. Toute sa vie, il aspira à une «synthèse des arts». Non qu’il souhaitait la subordination d’un art mineur à un art majeur, ou qu’il aspirait à d’improbables «Å“uvres d’art totales», mais il recherchait simplement une concordance entre son Å“uvre architecturale, picturale ou sculpturale. Sa peinture, où l’on décèle l’influence de Fernand Léger, de Georges Braque ou de Picasso, est d’abord marquée par une période puriste qui s’apparente à une phase de recherche. Ses compositions, comme la Nature morte à la pile d’assiettes (1920), rassemblent des objets usuels sélectionnés pour leurs qualités formelles, esthétiques et morales qui en font des motifs poétiques à signification universelle. Les tableaux puristes de cette époque révèlentd’évidentes parentés avec les plans de ses réalisations architecturales. Cette synthèse s’étendra plus tard à la sculpture, qu’il n’aborde qu’en 1946.

À partir de 1925, il introduit dans son vocabulaire formel des objets naturels qui donnent naissance à un nouveau registre d’objets dits «Ã  réactions poétiques». La forme humaine n’apparaît que vers la fin des années vingt et s’impose au cours de la décennie suivante comme le thème central de son Å“uvre peinte. Pour le peintre Le Corbusier, comme pour l’architecte ou le sculpteur, le dessin et la forme priment sur la couleur.

Le Corbusier n’est pas un architecte, mais un plasticien, concluait justement Pierre Vago dès 1933 dans les colonnes de L’Architecture d’aujourd’hui . Cette analyse précoce lui fut souvent reprochée. Le Corbusier déclarait pourtant dès 1922 à Auguste Perret: «En architecture, je ne serai jamais l’un de vos concurrents, puisque j’ai renoncé, pour divers motifs, à pratiquer l’architecture d’une manière générale et que je ne me suis réservé que certains problèmes qui mettent en jeu exclusivement des questions de plastique.»

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Le Corbusier
(Édouard Jeanneret-Gris, dit) (1887 - 1965) architecte, urbaniste et peintre français d'origine suisse. Il simplifia les formes architecturales (villa Savoye à Poissy, France, Yvelines, 1929) et s'interrogea sur la concentration urbaine (projet d'aménagement du front de mer d'Alger, 1930). Après 1945, il réalisa la Cité radieuse de Marseille (1946-1952), le Capitole de Chandigarh (Inde, Pendjab, 1950-1956), la chap. N.-D.-du-Haut à Ronchamp (France, Hte-Saône, 1950-1955), le couvent de la Tourette à éveux (France, dép. du Rhône, 1957-1959). Peintre, il est, avec Ozenfant, le fondateur du purisme (Paris, 1918). Il a écrit notam.: la Charte d'Athènes (1931-1943), Propos d'urbanisme (1945), le Modulor (1950).

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