Le projet en architecture

Webmaster
Jean-Claude Conésa
Merci d'être présent pour l'après-midi de cette première journée. Nous allons engager la discussion et la réflexion avec trois architectes. Pour introduire un peu le débat, la question du projet d'architecture est essentielle. Ce matin, nous avons vu la nature de la rencontre entre art et architecture, au coeur des différentes structures institutionnelles qui présentent cette relation ; cet après-midi nous démarrons sur l'acte-même de la pensée architecturale. Evoquer le projet en architecture, c'est à la fois pénétrer au plus profond de l'acte de conception et de création, et apprécier tout ce qui se fait et défait l'acte architectural.

Toute architecture peut transformer du réel dont elle a gestion, mais aussi du réel qu'elle va contribuer à renforcer ou à tordre. Si on s'applique souvent à rapporter l'objet architectural aux affres de la programmation - contraintes de tous ordres, financières, politiques - il n'en demeure pas moins que le projet est quelque chose de plus que la soumission du réel ou sa domestication. Des aller-retour, un va-et-vient incessant entre le programme et le projet, s'ils traduisent l'histoire de la genèse du projet d'architecture avec ses infléchissements ou la confirmation des intuitions initiales, témoignent que l'opérativité projectuelle ne s'exerce pas à l'extérieur de la société, mais à l'intérieur de celle-ci, dans l'isolement et la séparation. D'un côté la signification de sa plus ou moins effective autonomie ne réside pas en elle-même comme pourrait le prétendre une sorte de méta-lecture du projet, mais en dehors d'elle. D'un autre côté, la société ne peut être comprise sans la connaissance critique des séparations qui se sont formées en son sein.

Le projet, entendu comme processus, à travers lequel se constitue une catégorie autonome, définie comme architecture, s'identifie avec celui grâce auquel l'opérativité de la création architecturale vient à prendre conscience d'elle-même. Cette tendance, lorsqu'elle reconstitue une synchronie horizontale - une diachronie - conduit à l'historicisme dont les accents libéraux du postmoderne n'ont constitué qu'un avatar, et a forcé l'architecture qui ne voulait pas d'histoire à durcir le rapport de l'architecture non seulement au présent du réel, mais aussi à poser sur l'architecture un regard critique si puissant qu'il a engendré sa décomposition, selon Eisenman.

Nicolas Michelin

Je voudrais au préalable raconter une petite histoire, qui résume à ma manière ce qu'on a entendu ce matin, une façon de rebondir par rapport à ce qu'a dit Marc Donnadieu : nous ne faisons, avec mon associé, que de la commande publique et, un jour, un promoteur essaie de nous faire des logements. Cela l'intéressait, et il avait besoin tout de suite, très vite, d'une image et il nous dit : "Vous êtes architectes : vous allez me faire un dessin au fusain, comme cela on pourra le présenter très vite. Vous savez dessiner, il n'y a pas de problème". Lorsque nous lui avons répondu que nous ne savions pas dessiner, il est resté dans un vide de consternation, en disant "Qu'est-ce que c'est que ces architectes qui ne sont pas des artistes ?" On n'a pas voulu travailler avec ce monsieur.

Y a-t-il des métiers séparés, comme le disait François Barré ce matin ? Un architecte peut-il être un artiste ? Un artiste, un architecte ? Quels sont leurs liens ?

D'abord, mon constat, en tant qu'intervenant dans une école d'architecture et dirigeant une école d'art, ayant organisé pas mal d'expositions d'art contemporain : il faut faire un constat, un peu dur - mais il faut modérer mes propos - mais globalement, dans les écoles d'archi, on parle peu ou pas du tout d'art contemporain ; dans les écoles d'art, on parle très peu d'architecture. Ce qui entraîne une méconnaissance réciproque dans le métier aujourd'hui. Quel est le travail de l'autre ? Il y a de jeunes architectes qui ne savent absolument pas ce que c'est qu'un artiste s'exprimant aujourd'hui dans le monde contemporain. Il y a une fausse image de l'artiste : très souvent, pour eux, c'est encore quelqu'un qui va dans une galerie et essaie de vendre ses oeuvres. Réciproquement, c'est pareil : les artistes ont une image très déformée de l'architecte. En faisant des oraux, en discutant avec les jeunes - c'est surtout vrai au niveau de l'enseignement secondaire, et évidemment moins dans les écoles d'art - ils ont l'impression que l'architecte dessine des façades au kilomètre et qu'il est là pour faire de l'esthétique. Bien sûr j'exagère : il y a quelques exceptions comme les ateliers de l'Isle d'Abeau, les ARC (Ateliers de Recherche et de Création), comme celui du génie du lieu qui faisait des échanges entre Cergy-Pontoise et Charenton, des expériences à Nîmes...

Deuxième constat, assez dur aussi : l'espace public au quotidien échappe aussi bien aux architectes qu'aux artistes. L'espace public au quotidien se fait sans les artistes, et trop souvent sans les architectes. Il est construit par les services techniques de la ville - les DDE - par des ingénieurs et, pour ce quotidien-là, les décisions sont essentiellement basées sur quatre points : la sécurité, les réglements, le fonctionnement ou la fluidité du trafic, l'économie du projet. De pensée culturelle, il n'en est rien. Quant aux critères esthétiques, je vais vous citer une petite phrase du même promoteur : "Ecoutez, monsieur, ce n'est pas la peine de réfléchir : moi, je sais ce que les gens veulent." On entend cette phrase très souvent, et on a l'impression que le citoyen veut des standards de logement, et que ce n'est pas la peine de chercher autre chose. C'est assez affligeant. Alors, il y a bien sûr des exceptions formidables : pour de grandes études, on a parlé de Buren, de la place de Lyon, du Palais-Royal... Il y a des choses faites directement par des artistes, sans architecte, ou le contraire... le projet de tram à Strasbourg... Mais globalement, l'espace public au quotidien nous échappe. Un constat intéressant, en dehors du débat : très peu d'architectes font de l'urbanisme. Ceux qui font de l'urbanisme sont des urbanistes vaccinés, confirmés, qui font du city planning si on veut, mais pas trop d'urban design, et les paysagistes. Voilà un métier qui, tout d'un coup, a pris possession de l'espace public - à tort ou à raison. On en connaît des bons, des très mauvais et donc, on voit souvent, pour faire de l'espace public, un urbaniste, un paysagiste, on y colle souvent un éclairagiste, très souvent sans pensée architecturale, et les trois quarts du temps sans pensée artistique.

Dans cette situation, les architectes ont tout à gagner à travailler avec des artistes, et vice versa.

Un projet d'Antonio Gallego avec lequel j'ai travaillé pendant un an, sur des affiches qui se situaient entre une station de RER et des bureaux, à Rueil-Malmaison. Il voulait faire un décalage entre ces maisons que les gens habitent, souvent faites de pacotille, de pas grand chose, et le vrai matériau. On a produit des images au format Decaux, qu'on pouvait mettre dans les panneaux Decaux et qui étaient là, sans aucun commentaire, sur le trajet travail-domicile.

Un autre projet, fait avec Luc Guichard, qui est un artiste qui ne travaille plus que dans le graphisme. Il s'agit d'une cité, à Rueil-Malmaison, qui s'appelle La Fouilleuse, un quartier difficile comme il y en a énormément. La ville cherchait quoi faire dans cet espèce d'hexagone. On a fait appel à un paysagiste, qui a fait une butte. Quelque temps après, elle a été rasée parce qu'elle ne servait absolument à rien.

Nous, on a essayé de proposer un travail à la ville pour ajouter quelque chose à ce site, et surtout lui donner un sens qui soit vraiment propriété des habitants. A partir du constat que ces appartements étaient tous pareils, il a voulu les tracer au sol, et rendre immobile tout ce qui était mobile. En béton : la télé, le canapé.. comme une espèce de culture de jeu d'enfant. L'intérêt de son travail : il a d'abord fait une enquête auprès des gens, en allant chez eux et en leur demandant quel était l'objet chez eux qu'ils aimaient le plus, l'objet qu'ils voulaient qu'on garde.

Il en faisait une photo et il voulait les mettre sur de la céramique, pour revêtir complètement ce mobilier avec ce travail photographique qu'il avait repéré, faisant en sorte que, tout d'un coup, la vie et les choses positives de ce quartier se retrouvent au milieu - on parle toujours de ces quartiers de façon mauvaise, mais il y a une énergie positive extraordinaire. On n'a pas pu réaliser ce projet, mais on continue à travailler sur le site, avec l'école d'art. On a ouvert, dans l'ancienne supérette, un atelier qui travaille essentiellement sur le graphe, depuis quatre ans. C'est un travail de longue haleine : ce n'est pas du loisir, mais de la pédagogie. Les jeunes du quartier sont formés sur ordinateur, et on commence à voir aujourd'hui des résultats graphiques.

Ce qu'on peut tirer de ces deux exemples : comme on l'a dit ce matin, l'artiste est dans l'environnement social et urbain. Il est très certainement sorti des galeries depuis longtemps, de plus en plus en ce moment. J'aime bien le concept d'allotopie de Roberto Martinez, qui dit "en un autre lieu", contrairement à l'utopie dont on a parlé ce matin. Les artistes qui travaillent dans l'espace public ont une vraie pertinence. On peut citer le travail de Boris Achour, avec lequel j'ai travaillé, et ses "actions peu", des choses dans le domaine de l'éphémère, avec presque rien ; le travail de Veit Stratmann qui se promène avec une voiture qu'on pousse à pied ; et l'expérience Prima estacio de Betty Bui et Gilles Couderc, en Espagne, à Benafilet, dans le milieu rural, où ils ont invité six ou sept artistes dont Jacob Gautel et Jason Karaindros, expérience du détecteur d'ange, qui est une balise que nous avions aussi exposée à Rueil. Donc premier constat : les artistes font partie de l'environnement social et urbain.

Deuxième réflexion : la base de travail des artistes, leur réflexion est la même que celle des architectes - les quartiers d'habitation, les transports, ce qui constitue le quotidien des gens... Leurs créations partent toujours de ce qui existe, c'est-à-dire de l'usage des lieux. Les artistes décryptent, écoutent et traduisent souvent par une esthétique discrète, mais toujours avec un décalage, une sorte d'esthétique de la tension comme l'a dit François Barré dans l'interview avec Bruno Macé.

S'adressant directement aux gens sans la protection des murs de la galerie, leur oeuvre n'a plus de marge d'interprétation. Elle se pose en quelque sorte devant les gens en les provoquant de manière discrète, parfois même en se fondant dans le paysage urbain.

C'est un art qui répond à l'usage en créant des échanges, s'approchant ainsi du travail de l'architecte qui, lui, doit favoriser les échanges pour créer l'usage.

C'est parce que les artistes et les architectes travaillent dans le même champ, en s'adressant aux mêmes individus souvent avec la même problématique, qu'ils doivent retravailler ensemble.

Mais voilà, il y a un hic : l'architecte a ses prérogatives, son domaine réservé, et il se prend souvent pour un artiste. Je suis un peu provocant, mais je voudrais faire un petit rappel très rapide. La maîtrise d'oeuvre est complexe aujourd'hui : sous payée, missionnée pour peu de chose - une mission de base, c'est finalement peu de chose. Mais elle est en charge de tout, souvent impliquée dans des enjeux politiques, en charge des négociations délicates, voire parfois impossible avec les tenants des réglementations - les ABF, les POS, la Sécurité - elle est obligée à la concertation avec les associations où elle est souvent mise en première ligne - pour ne pas dire au casse-pipe - contrainte la plupart du temps à accepter des densités programmatiques peu raisonnables, responsable des prix des entreprises, des dérapages de délai, puis enfin responsable dix ans sur les malfaçons, même lorsqu'elles ne sont pas de son ressort. Alors, en plus, aller lui demander de travailler sur la dimension artistique avec un artiste, alors que c'est peut-être son seul jardin secret, le seul endroit où il se sent être compétent et où personne ne peut lui contester son savoir-faire. Sur un chantier, l'architecte est le sachant, celui qui a ce rôle d'artiste. C'est ce qui est grave, parce que de cantonner le métier d'architecte à la couleur, à l'esthétique de la façade... ce n'est vraiment pas notre rôle. Tout part du fait de reconsidérer le travail de l'architecte, et d'expliquer à des artistes le travail des architectes, et vice versa.

On peut faire un travail de projet d'école - j'en rêve. L'envie de créer une école de premier cycle, où les premières années au moins soient communes. Alors, comment faire ? Que l'approche des problématiques soient communes ; faire un projet d'archi, c'est avant tout travailler sur une problématique plutôt que faire une oeuvre - et l'approche des artistes contemporains est significative à cet égard. Les techniques de représentation pourraient être croisées dans ce premier cycle. Et même si la finalité n'est pas la même, les préliminaires, les constats, l'analyse du contexte sont les mêmes pour un projet d'artiste comme pour d'un projet d'architecte - de mon point de vue.

La deuxième envie : créer la fameuse maîtrise d'oeuvre pluridisciplinaire, où l'artiste serait associé en amont du travail de l'architecte - ce qui pose de gros problème d'abord d'acceptation de l'architecte que l'artiste soit là, et ensuite de rémunération, et d'habitude de savoir-faire. La loi sur la maîtrise d'oeuvre pourrait être repensée en ce sens.

Je pense qu'il y a des métiers séparés. Et j'aimerais, pour terminer, en reprenant l'histoire de ce matin, me demander si les artistes et les architectes sont toujours "dans une tension sans répit". Aldo van Eyck, disparu il y a peu de temps, disait : "Chaque paire d'opposition ne constitue que deux aspects complémentaires d'une seule et même entité, tandis que inversement une véritable entité est toujours double. Ces opposés ne peuvent être divisés, nivelés ou anéantis. Ils doivent être mis en présence simultanément, reflet l'un de l'autre, réconciliés comme des phénomènes jumeaux". J'aime beaucoup cette phrase d'Aldo van Eyck qui parlait beaucoup de la flexibilité, mais dans le sens de laisser l'interprétation du bâtiment aux usagers, de créer une espèce de cadre interprétable. Il laissait coexister dans ses plans - et c'est extrêmement subtil - des tensions, des échelles différentes. Dans son plan, il ne parlait plus de composition, mais plutôt de "micro-composition", de "mini-tension". Il dit donc qu'il faut, dans l'architecture, que des phénomènes opposés coexistent comme des phénomènes jumeaux.

Jacques Hondelatte

J'avais préparé un petit quelque chose mais j'ai l'impression que c'est enfoncer des portes largement ouvertes. Je vais donc être bref et improviser. A cette table, je suis avec Nicolas Michelin, architecte et directeur d'une école d'art, Rudy Ricciotti, architecte aussi et que j'adore aussi énormément en tant que collectionneur d'art contemporain, François Seigneur qui est d'origine plasticienne. Donc, je suis le seul qui n'ait rien à voir avec l'art et les artistes. Je suis architecte.

J'aurais dû amener des diapositives de mes papiers à en-tête successifs. Cela commençait par "architecte" et, quelques années après, j'ai ajouté "architecte et urbaniste". Puis, comme le titre de "paysagiste" n'était pas protégé, je me suis permis parfois de l'ajouter ; quelquefois, pour certaines consultations, je me présentais uniquement comme paysagiste. Il m'est même arrivé de m'auto-proclamer "scénographe". Une fois, j'ai essayé de convaincre que j'étais "designer"... Tous ces papiers à en-tête montrent bien que je ne sais pas trop où je suis - je vous signale qu'actuellement, mon papier à en-tête, c'est "Jacques Hondelatte" et mes coordonnées.

Actuellement, à Bordeaux, il y a un grand projet qui remue les foules. C'est une jolie histoire : c'est un projet qui avait été confié à un grand architecte, mais cela n'a pas trop bien marché. On a alors demandé à des urbanistes, mais cela n'a pas marché non plus. On vient de décider que ce serait un grand paysagiste, et on commence à murmurer qu'on va faire appel à des artistes. J'ai donc l'impression, sur ce projet et comme pour beaucoup, les architectes sont en tête de ligne, et cela se termine finalement par les artistes.

Je n'ai jamais travaillé avec des artistes. J'ai toujours travaillé un peu seul. Finalement, les expériences que j'ai trouvées les plus intéressantes, au niveau du projet, étaient faites avec un poète. Mais un poète est-il un artiste ? Je pourrais vous parler du projet du grand viaduc de Millau, qui était un ouvrage exceptionnel dans ses dimensions, un viaduc autoroutier de 3 kilomètres de long et 300 mètres de haut. Ne sachant trop comment aborder le problème, je l'ai abordé avec ce poète. La première chose que nous avons faite a été de déterminer les mots que nous allions utiliser pour la conception de ce projet Très curieusement, on s'est vite rendu compte que, parmi les mots que nous allions utiliser, il y avait des mots tout à fait habituels dans ce genre de préoccupations que nous allions nous interdire. Pour un aussi grand ouvrage, parler de site, d'environnement ne nous plaisait pas, et finalement nous avons décidé de ne parler que de géographie. L'ouvrage était tellement grand que parler de détails ne nous convenait pas du tout. A aucun moment, nous n'avons souhaité parler du détail des choses, mais plutôt de généralités. Ce problème des dimensions est un problème très extraordinaire, et très rapidement, on en est venu à se poser des questions sur le mot même de l'échelle du projet. Très vite, on s'est dit que ce projet étant d'une dimension géographique, le mot d'échelle n'avait pas tellement cours dans cette étude. C'est un mot que je déteste en architecture : je connais l'échelle pour monter aux échafaudages, les échelles doubles, les échelles en bas des plans, mais l'échelle en architecture, je ne sais pas trop ce qu'elle veut dire. Encore moins ce que veut dire l'échelle humaine, bien qu'on en parle beaucoup. Les architectes se réfugient beaucoup dans ce terme qui, à mon avis, cache le plus grand vide de réflexion. Ainsi, le mot échelle, et surtout échelle humaine, serait vivement proscrit de notre vocabulaire. On a beaucoup parlé sur tous les mots qui seraient autorisés et ceux interdits dans la conception de notre projet, et on en est même arrivés à se dire qu'il ne faudrait pas parler de ce projet-là au futur. Parler au futur, c'est introduire une comparaison entre l'état actuel de la géographie et son état futur - comme si on pouvait parler de Notre-Dame de Paris en se demandant quelle était la situation de l'île de la Cité avant Notre-Dame et quelle est la situation maintenant. C'est un critère de jugement sur la qualité ou la non-qualité de Notre-Dame de Paris. Finalement, après tout ce travail fait avec le poète, j'ai eu l'impression que le projet était terminé. Ensuite cela n'a été qu'une mise en forme, une mise en dessins de tout ce qu'on avait dit. On s'est dit aussi qu'il fallait bien qu'on soit conscients que nous faisions un projet, et non un viaduc ; parce que lorsqu'on dessine une maison, on fait un dessin et non une maison. On faisait le projet au jour J, à l'heure H, à l'endroit où nous étions, et la réalisation du viaduc serait toute autre chose. La conscience de cet état de projet était très importante.

François Seigneur

Je vois que vous fouillez dans mon CV pour me présenter avec désespoir : vous cherchez probablement des réalisations d'architectes, mais je n'en ai pas. Simplement parce que j'étais artiste avant d'être architecte, et j'ai fait des fromages de chèvre pendant quinze ans dans les Cévennes après avoir quitté Jean Nouvel. Ce que je peux le mieux exprimer, c'est la différence entre les deux.

La différence entre l'architecte et l'artiste est, pour moi, essentielle. Contrairement à ce que dit Nicolas, je ne partage pas cette vision angélique où l'artiste devrait être quelqu'un de tout à fait harmonieux, policé, civilisé, avec forcément des préoccupations d'architecte puisqu'on devrait se rejoindre sur le terrain du social, de l'harmonie sociale ou de la mise en forme du territoire social...

J'avoue que j'ai quitté Jean Nouvel parce que j'étouffais dans cette idée qu'il fallait tout harmoniser, et j'avais vraiment envie d'autre chose - envie d'exprimer ma hargne. Je suis peut-être un peu ringard mais je conçois mal l'artiste sans une espèce de hargne, contre l'état des choses en terme politique, social, de ramollissement. Pour moi, l'artiste est un agitateur éventuellement violent, éventuellement caricatural, qui ose ce que n'ose pas l'autre ; en particulier, il ose ce que n'ose pas l'architecte qui ne peut pas faire de l'agitation. J'ai mis 35 ans à devenir architecte parce que j'ai mis 35 ans à me calmer. J'ai été obligé de boire beaucoup de potions avec des calmants, de diplomatie, de savoir-parler, de savoir-exprimer des choses qui finalement, petit à petit, avec le temps, l'âge, la contradiction, et la curiosité peut-être aussi, m'ont fait aller vers ce métier d'architecte avec lequel j'ai appris un peu à m'asseoir sur mes convictions. Quand je suis architecte, je sais que je suis là pour mettre en forme des usages, mettre en forme le plaisir de quelques-uns - de beaucoup si je peux, mais on n'en a malheureusement pas les moyens puisque tout cela est géré par le politique, au-dessus de nous. On ne fait que la dernière petite touche. Donc, au fond, si je suis artiste, je ne supporte pas cette idée. Je ne vois pas pourquoi l'artiste devrait être asservi à quelque chose. L'artiste met sa forme, expose sa critique, dénonce, n'est pas consensuel... sinon je ne vois pas à quoi cela sert d'être artiste.

Alors, je sais qu'en ce moment, il y a beaucoup de courants qui sont très présentables. Peut-être que la fin du XXème nous a appris à mettre les artistes de façon présentable : des gens propres, qui parlent bien, qui ont un compte en banque relativement confortable - en tout cas pas moins confortable que celui de l'architecte.

Je vous ferai la grâce de faire la différence entre les architectes qui sont 99,9% à gagner leur vie en faisant ce qu'on leur demande ; et puis 0,1% qui gagnent mal leur vie en faisant ce qu'on ne leur demande pas, c'est-à-dire en essayant de construire des objets qui ont du sens en même temps que de la fonction. C'est peut-être cela la plus grosse difficulté : comment être révolté et comment donner en même temps de la fonction agréable ? C'est presqu'une quadrature du cercle, je ne sais même pas si c'est possible. Au fond, je ne suis pas du tout pour que les artistes et les architectes auraient un sens commun. Je ne voudrais pas qu'on confonde la forme artistique - qui fait que, puisqu'on a fait une salle entièrement rouge, on a fait un monochrome. Je suis désolé, le monochrome, c'est pas rouge et c'est pas en forme de salle. Un monochrome, c'est une démarche intellectuelle extrêmement difficile à atteindre quand on a fait tout le chemin qui fait qu'on a commencé à peindre sa copine à poil, sur un tabouret, avec des marguerites... Pour arriver au monochrome, le chemin est assez long. Pour comprendre ce que veut dire l'évolution de la peinture, et dépasser le monochrome pour aller vers les technologies contemporaines, vers tout ce qui peut nous aider à critiquer notre temps - pas forcément avec une Kalashnikov, ou peut-être aussi quand il le faut - vers une forme d'intelligence et de critique constructive.

Jacques parlait du poète. Je trouve que c'est un mot formidable, j'aime bien le poète et son côté corrosif. Je n'aimerais pas qu'il devienne une personne en costume-cravate, avec un discours policé. Je trouverais cela dommage, comme je trouve dommage qu'on demande souvent à l'artiste d'être simplement le complément de la démarche de l'architecte qui, pour se cautionner, n'a pas su faire le petit bout de jardin, ou la colorimétrie des fenêtres... Ce n'est pas un travail d'artiste mais un travail de coloriste, de designer, de quelqu'un qui a besoin de travailler ! L'artiste n'est pas un coloriste, un jardinier, un paysagiste. Il est artiste parce qu'il dit des choses, prend position, qu'il dénonce et se met en travers des sentiments et des pouvoirs dominants... sinon je ne vois pas très bien quel est son rôle. Si l'artiste doit être rangé comme les autres, dans un rayon de première classe pour aller signer des contrats, je ne vois pas ! Je ne demande pas à ce que l'artiste soit pauvre, mais je ne demande pas non plus à ce qu'il soit convenable. Sinon je ne vois pourquoi on aurait inventé ce mot - qui est peut-être une mauvaise invention. En réalité, que veut-il dire ? Etre artiste, ce n'est pas un métier... qu'est-ce qui fait que je me suis séparé de Jean Nouvel que je considère comme un artiste aussi ? Probablement parce qu'on n'avait pas du tout les mêmes moyens à notre disposition. Moi n'étant pas un fou-furieux de la domination et de l'hégémonie - qui est un défaut de l'architecte en général, de vouloir avoir le dernier mot, de vouloir être toujours impeccable dans tous les domaines - je pense que l'artiste est beaucoup plus défaitiste, triste, inquiet des choses, critique. Son rôle est d'agiter la critique, et pas de convenir à un état des choses. C'est de cela que je voulais discuter avec vous, avec ceux qui veulent...

Pour moi, il y a une grosse différence. Je vous assure que ce métier d'architecte que je pratique maintenant, je peux le faire parce que j'ai 25 ans de maturation anti-révolte. Je suis encore révolté - on me le reproche souvent puisque, justement, je suis architecte et un architecte ne peut pas se révolter. Un architecte n'engueule pas le maire, ni le financier, ni le politique. Cela ne se fait pas et fait partie des choses qu'il faut retenir : le politique a forcément raison, c'est lui le maître à bord. Donc, au fond, si l'architecte veut travailler, il est obligé d'être convenable, vraiment convenable. L'artiste aussi, vous allez me dire, mais je crois que c'est dommage. Maintenant, que l'artiste soit correct, c'est pour moi un dommage à la culture artistique. On a confondu un peu la forme et le sens, et confondu la présentation de la forme comme un signe artistique. L'architecte l'utilise sûrement trop - je connais trop d'architectes qui pensent être des artistes parce qu'ils ont utilisé la forme de ce que peuvent dire les artistes, en récupérant des photos... Qui n'a pas fait, un jour, dans sa vie, un collage avec une oeuvre d'art qui ne lui appartient pas pour montrer que, dans son projet, il allait mettre de l'art ? Je suis éberlué quand je vois cela.

Je n'ai jamais travaillé avec des artistes puisque je fais tout moi-même. Et, quand je travaille avec des artistes, je leur file tout : je n'essaie pas de colmater une construction qui ami ou un travail que j'aime dans un ensemble plus complexe, l'artiste a l'entière responsabilité de son travail. Cela finit souvent très mal : c'est vrai que les artistes ne sont pas de grands diplomates, mais ils sont là pour cela. Je ne sais pas si c'est sujet de débat ou sujet de poil à gratter, mais, pour moi, c'est vraiment comme cela.

Rudy Ricciotti (suite)

Une autre collaboration, spécifiquement technique. Un projet pour James Turrell qui ne sort pas, je crois, pour la réinterprétation de Heavy Water, au centre d'art du Crestais. J'ai essayé de combattre techniquement pour éviter les quatre points d'appui qui soutiennent le ciel ouvert de l'oeuvre de Turrell, en s'accrochant à ses quatre mégapoutres, l'ensemble étant enfoui dans le sol... J'ai été viré du dossier, pas par Turrell mais par la DAP - il paraît qu'ils l'ont donné à un autre architecte. c'est fou : j'ai conçu tout le système des mégapoutres mais l'architecte déplaît...

Autre chose, de formidable, que j'ai monté avec Jacques, un ensemble de débats sur la ville, qui associait Yves Belongey et Nick van der Steeg et deux architectes, Jacques Hondelatte et moi-même, avec deux critiques d'art et d'architecture. Ils se sont tenus pendant 8 heures pour essayer de rapprocher les points de vue des uns et des autres. Des phrases insensées, du genre "Si tu aimes autant ces immeubles, peut-être que tu les peindrais mieux..." à Yves Belongey, lui le prenant mal... Tout cela pour arriver à une impossibilité absolue et on s'est aperçu, au terme de cette journée de travail en conclave, de la distance, du fossé d'incompréhension linguistique entre les artistes et les architectes. Tous les mots ont des contenus différents. Ne serait-ce que le mot "postmoderne", le mot "critique", "tension"... C'est incroyable, même le mot "politique".

Avec Philippe Meste, j'ai dû faire un procès contre la marine nationale, contre l'Etat. Avec un avocat, je m'étais mis à écrire le champ de l'existence de l'oeuvre, raconter son histoire conceptuelle pour faire comprendre aux magistrats que l'oeuvre n'était pas une oeuvre anti-militariste, mais simplement un travail extrêmement pessimiste, à la fin des utopies. Ce qui était très intéressant : dans cette expérience du projet, on peut parler davantage des pédagogies dans la relation entre artiste et... tribunal, par exemple.

Jean-Claude Lefèvre est un artiste qui travaille, depuis de nombreuses années, avant l'heure et dès les années soixante, dans un champ strictement conceptuel, et fait un travail très dur sur la lisibilité du travail des autres, et des événements. Il a fallu passer à un acte d'édition. L'action de projet était pour moi ici, dans le soutien technique, au passage à l'acte d'édition pour valider le champ public de son travail.

Evidemment, je ne pourrai pas terminer sans parler de Gilles Mahé, un artiste à qui je dois tout. Il montrait d'abord ce qu'est le courage, dans une lecture politique, et en même temps parlait de l'humour, de distance dans une dérision permanente sur les événements. Ce qui permet de devenir un paranoïaque soft. Cette collaboration permanente avec Gilles Mahé, qui a duré quand même sept ans, est bien sûr omniprésente dans mon travail - je luis dois tout - et m'a permis de découvrir quel était l'intérêt du processus de l'inquiétude, dans le regard sur les événements.

Jean-Claude Conésa

Après cette première présentation des regards respectifs sur la relation entre l'art et l'architecture, vue du point de vue de l'architecte, je pense qu'on peut maintenant ouvrir une discussion, comme vous l'avez souhaité.
Pour lancer le débat de manière un peu provocante, voir s'il n'y a pas, de votre part, une surestimation de la fonction artistique.

Jacques Hondelatte (suite)

Est-ce qu'on les craint ? Je ne le crois pas non plus. Ils ont leur champ d'intervention, comme les architectes ont le leur. Quelquefois, ces champs sont proches, ou mélangés. Je préfère, de toute façon, rencontrer les artistes, lorsque que je commence un projet plutôt que lorsqu'il est fini, pour leur demander d'intervenir sur 1% de l'oeuvre. J'imagine mal d'ailleurs comment un sculpteur pourrait admettre qu'un peintre intervienne sur 1% de sa sculpture.

François Deck

Un propos de Rudy Ricciotti m'a mis la puce à l'oreille, qui me semble pouvoir être discuté ici. Il a parlé de "jeux de rôles entre les opérateurs". Cette question implique justement celle du contexte économique, politique, dans les statuts des personnes qui exercent. Je me demande s'il faut tant focaliser sur les privilèges respectifs des architectes et des artistes, sans convoquer une multiplicité d'acteurs, y compris la multiplicité des acteurs qui est à l'intérieur de chacun des rôles.

J'ai pu constater que Nicolas Michelin dirige une école d'art mais il est architecte ; Jacques Hondelatte nous a dit qu'il n'avait rien à voir avec l'art, mais, peut-être sans le savoir, explorant une multiplicité de rôles sociaux, il rejoint un certain nombre d'artistes contemporains - puisqu'il a été paysagiste, scénographe, designer, puis tout simplement Jacques Hondelatte - c'est la revendication dans une personne d'une démarche ; et puis François Seigneur qui oscille entre la profession de plasticien et d'architecte. Je me pose la question des emblèmes, qu'ils soient des oeuvres ou des rôles, sans que les projets soient finement critiqués. Il me semble qu'il y a un déficit de dimension critique, et peut-être seule cette dimension nous permettrait d'établir si les projets sont artistiques ou non, éventuellement avec des artistes et des architectes, et aussi avec d'autres acteurs.

François Seigneur

Excusez-moi mais j'ai envie de parler d'un projet que j'ai réalisé à Séville. Simplement parce que, pour moi, c'est vraiment le seuil entre l'architecture et le travail d'artiste. J'avais proposé un concept extrêmement abstrait, qui était l'absence de toute forme d'architecture pour le Pavillon de la France. Il s'agissait d'installer une espèce de mécanique sur la mémoire et le temps. Par miracle - je ne sais pas comment et ne veut, à la limite, pas le savoir - le projet a été choisi, alors qu'il n'y avait absolument rien à présenter, autre chose que le temps qui passe sous forme d'une gigantesque installation vidéo qui devait représenter simplement le jour et la nuit, en alternance avec le jour et la nuit du site. C'était une mécanique fort simple - maintenant, tout le monde peut faire cela avec sa petite caméra. Cela fait dix ans. C'était un peu critique, surtout dans la mesure où il fallait, pour que le projet corresponde à ce que je voulais, qu'il n'y ait absolument rien d'autre que cela. Que le Pavillon de la France soit un gigantesque trou pour pouvoir dire que, dans ce brouhaha terrible, la France ne dira rien : on va simplement regarder le temps qui passe. C'était donc une attitude critique qui a été choisie. Et puis, petit à petit, le Pavillon ayant été lauréat, on m'a demandé d'ajouter des bureaux, de l'administration, un restaurant, une exposition sur le livre... En réalité, le projet a disparu, c'est-à-dire que le temps qui passe n'a plus passé : on a mis des films, qui ont été préfabriqués, dans une dimension standard pour ne pas emmerder le public - c'est vrai que le temps qui passe, c'est un peu chiant... Voilà, on a petit à petit dévié cet objet, qui était une proposition critique - je ne le présente pas du tout comme une oeuvre d'art. Il a été dévié pour devenir architecture. On a réussi à faire des photos du Pavillon de la France - pas beaucoup parce que ce n'était quand même pas très photogénique, on ne savait pas où se mettre pour le prendre - on a réussi à enlever la critique de l'objet pour le rendre, paraît-il, un des beaux pavillons de l'Exposition universelle. C'était un comble, puisque ce pavillon devait être rien. Peut-être y a-t-il là une différence constructive entre ce que peut être un concept purement critique et poétique, et un concept d'architecture qui a besoin, pour s'exprimer, de rendre l'usage de la fonction et de la forme. Il y a quand même ici de quoi différencier les gens, contrairement à ce qu'on essaie de dire. Je suis un peu déçu de voir, dans ce colloque, qu'on veut que les deux se rencontrent. Je ne suis pas là pour cela : je suis là pour essayer de comprendre ce qui nous différencie, ce qui fait que les oeuvres d'architectes sont extrêmement rares parce que très peu d'architectes peuvent introduire dans leur travail de la critique, de l'inquiétude, de la dénonciation. Alors, ne confondons pas, s'il vous plaît, plasticité et artiste. Arrêtons de penser que parce qu'on fait de belles choses, on est un artiste. Un artiste ne fait pas forcément des belles choses. Un artiste fait des choses qui sont rudes. C'est différent quand même !

Jacques Hondelatte

Je l'ai dit tout à l'heure : l'architecte n'est pas un artiste. Et l'artiste n'est pas un architecte. Il y deux rôles. Simplement, travaillant sur le même champ, il faut qu'on se parle, il faut qu'on arrive à tenir tête à l'ingénierie puissante, très forte qui fait l'espace public tous les jours. Il est fait sans nous.

C'est ce qui est important : un carrefour, une sortie de collège, c'est fait sans pensée architecturale, et encore moins la pensée artistique. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas reprendre, aujourd'hui, au début du XXIème siècle, nos prérogatives respectives - en tant qu'architectes et en tant qu'artistes... on peut se taper dessus, ce n'est pas le problème.

François Seigneur

Ce n'est pas l'objectif non plus...

Jacques Hondelatte

Non, mais c'est vrai qu'il y a des tensions, mais on peut coexister. Chaque fois que l'on a eu des échanges entre architectes et artistes, il en ressort toujours quelque chose, difficile à traduire parce que les mots, les façons de réagir ne sont pas tout à fait les mêmes. Mais c'est très riche.

François Seigneur

Oui, mais je trouve qu'on fait cela un peu dans le sens de la photo. C'est-à-dire... est-ce qu'on va faire une belle oeuvre avec un architecte et un artiste qui sera encore plus photogénique ?

Jacques Hondelatte

Mais non ! L'architecte n'est pas là pour faire une oeuvre artistique ! Surtout pas. Il est là pour faire un cadre, qui peut être interprété après. Si cela devient une oeuvre ensuite, pourquoi pas mais on n'est pas là pour cela.

J'ai beaucoup de respect pour Gehry mais je trouve qu'à un moment donné, on est à la limite de l'architecture. C'est quoi ? La déformation que l'on a aujourd'hui sur les nouveaux outils et le morphing, c'est un glissement qui va très vite. Avec eux, on fait très vite des belles choses, mais qui n'ont aucun sens. Avec les outils technologiques, en prenant les architectes pour des sculpteurs, on va retrouver la même idiotie : on fait des bâtiments qui n'ont pas de sens, pas de sens d'usage - qui ne tiennent pas la route, au bout de cinq ans, on ne sait plus quoi en faire. On a vu un magnifique bâtiment d'Eiffel au Magasin de Grenoble : c'était un pavillon, c'est devenu un bureau... Voilà des choses qui nous intéressent ! Et nous, architectes, nous avons besoin d'être réveillé, de travailler aussi en confrontation avec les artistes. Mais on n'est pas des artistes.

François Seigneur

Je suis d'accord avec toi. Je me situais dans cette différence.

François Deck

Je voudrais juste réinsister sur cette dimension des rôles, en rappelant le récit de Alan Kaprow, dans L'art et la vie confondue. Il raconte l'histoire d'un artiste qui habitait Rosenwald, je crois. Il y avait un problème dans cette commune qui était de parvenir à un élargissement - on parle maintenant de communauté de communes - tout simplement parce qu'il y avait des problèmes qui ne pouvaient être résolus à l'échelle de la commune. Cet artiste a décidé de participer aux élections, de les gagner et il a finalement résolu le problème puis il est parti. Le fait qu'il ait réalisé ce travail à l'intérieur d'une démarche artistique et qu'il soit parti - qu'il ait montré que ce n'était pas le pouvoir qui l'intéressait mais l'oeuvre - c'était aussi une oeuvre artistique.

Ruddy Ricciotti

L'artiste n'est pas architecte... Cela m'arrange bien que l'artiste soit architecte, de temps en temps. J'ai eu des cas où je me suis vraiment dégonflé et heureusement que j'avais des artistes pour monter aux créneaux et prendre les coups à ma place. Un jour, par exemple, quand la Caisse des monuments historiques me dit : "En plus, on veut un petit habitacle, genre une petite guérite, devant le Sénat" parce que les gens, quand ils encaissent la monnaie, ils ont peur que cela postillonne, je dis à Elisabeth Cresseveur que c'est un coup pour elle. La paranoïa, l'hygiène... paf ! Commande artistique. Elle a planté sa guérite, un truc en PVC, translucide ou opaque... Ils sont verts de rage, foutus, mais elle est là, la guérite, elle ne peut plus bouger. Je l'ai fait par pure lâcheté.

La substitution du rôle de l'architecte au travers de l'artiste crée une confusion des rôles. Est-ce si grave que cela ? Je n'en sais rien, on arbitrera avec le temps. De manière plus combative, je peux vous avancer un cas sur Berlin avec Fred Rubin qui est un artiste allemand assez radical et qui récupère tout le patrimoine de la période communiste - notamment le siège du Comité central du parti communiste, et du palais de la République. Cela peut paraître suspect. On le reformate, on le met dans le hall d'entrée d'une salle de spectacles, à Berlin Est, in situ, dans son pays d'origine en quelque sorte... Voilà la question de l'origine. C'est risqué ! D'ailleurs l'oeuvre est très contestée, pas encore installée. Mais la répartition de l'arbitrage des pouvoirs des figures emblématiques... il n'y a plus de figures emblématiques ! On ne sait d'où est venu le coup, s'il est arrivé par Ricciotti ou s'il est arrivé par Rubin - et c'est une oeuvre de Rubin. Moi, ce qui m'intéresse dans les figures emblématiques, c'est le montage opératoire, c'est l'action commando au plan intellectuel du terme. C'est en ce sens que la figure emblématique peut vouloir dire quelque chose.

François Deck

Peut-être que la figure emblématique se distingue de l'oeuvre effective, réalisée. A un moment donné, un artiste peut adopter la figure emblématique de l'architecte sans voler, ou être en concurrence avec l'architecte. Tout ce que j'essaie de dire, c'est qu'on ne peut pas mener un débat art et architecture sans mener un débat global sur l'ensemble du mouvement des rôles sociaux. On est dans une période où les représentations du travail évoluent, et plus personne ne peut se cantonner à des pratiques. Ce vers quoi on a opéré doit être renommé sans arrêt.

Je soulignais l'espace de jeu qui est constamment dans la culture et la tradition artistique, et qui n'est peut-être pas toujours dans la dimension architecturale. Mais, prendre la place des architectes, sûrement pas.

Rudy Ricciotti

En attendant les questions de la salle, un espace d'aventure existe : l'espace juridique, pour les artistes comme pour les architectes. Il y a là de vrais investissements stratégiques à faire. Bernard Bazile a montré la voie il y dix ans. Peu d'actions communes depuis... si quand même, en voyant Verney-Carron, je pense au très bon coup de Lyon... Je ne sais pas comment vous avez monté cette opération, comment elle est financée, les parkings par exemple...

Georges Verney-Carron

Moi, j'adore Rudy Ricciotti parce qu'il adore les artistes - il est collectionneur. En effet, il discute avec Gilles Mahé que je connais, moi aussi, depuis longtemps, il m'a apporté beaucoup. Les artistes vous apportent beaucoup. Si je prends le cas de François Seigneur, il est plus artiste qu'architecte et il a un vrai travail personnel et impliquant. En réalité, le problème sur lequel on bute très souvent, et pour le travail que je suis amené à faire en tant que médiateur entre les artistes, les maîtres d'ouvrage, les architectes... notre vrai combat est sur l'administration. Il n'est pas entre artiste / architecte. Il y a des architectes très intelligents qui sont plus ou moins artistes, qui ont ou pas la prétention de faire des oeuvres d'art - ceux qui ont la prétention d'être artiste sont, à mon avis, des mauvais, mais c'est un autre problème. Par contre, le travail artiste / architecte est possible en amont - comme l'a souligné Nicolas Michelin - sinon c'est ridicule ! Et puis il y a l'abord des artistes qui sont capables et qui ont envie d'aller dans l'espace public parce qu'ils ont une démarche sociale, culturelle, intelligente, et ils analysent le contexte social, urbain aussi bien qu'un architecte.

Le combat est par contre sur l'administration. On a mis six mois pour faire signer un contrat avec Daniel Buren pour la place des Terreaux, et entre deux avocats. Et cela ne s'est pas bien terminé ! Aujourd'hui, on se retrouve dans une ville dans laquelle bientôt 80% de la population va habiter, une ville qui ne marche pas ou mal. Qui la fabrique ? Les architectes, certes, mais ce n'est pas tellement eux puisqu'on leur passe des commandes. Cela devrait être les politiques qui la prévoient, qui lui donnent un élan. Aujourd'hui - et je rejoins ce que disait Nicolas Michelin - ce qui est insupportable, c'est que 99% de l'espace public est traité par les services de voirie. Je les respecte : ils sont capables de faire des trottoirs, mettre du goudron, planter un poteau... ce sont des techniciens dont on a besoin. Mais ce n'est pas à eux de construire l'esthétique d'une ville, ni son identité ! L'identité d'une ville passe, certes, par son patrimoine bâti, historique construit au fil des siècles, cette identité urbaine passe aussi par les trottoirs, le mobilier urbain, la signalétique...

On arrive aujourd'hui à un autre phénomène. Des industriels, qui ont plus dans la poche le portefeuille que le coeur, envahissent la totalité des capitales européennes avec la même esthétique. A un moment donné, que fait-on ? On dit que la ville perd son sens. Bien sûr, parce qu'elle ne sait plus d'où elle vient, ni où elle va. Tout ce qui s'est passé dans les périphéries urbaines, complètement sous la dictature de l'argent... Pour toucher les droits d'implantation des grandes surfaces à l'extérieur, les villes ont permis n'importe quoi.

J'ai actuellement, dans ma galerie, une exposition des oeuvres de Yves Belorgey qui démontre pertinemment, en peintures, l'utopie ratée de l'après-guerre - en terme d'urbanisme, d'architecture. En même temps, elle présente les défauts de ce qu'on appelle la très grande administration qui nous fout tous en l'air. C'est elle qui est un cancer, qui décide les choses, qui présente les dossiers aux élus, et les élus ne font que choisir en fonction de leur culture. C'est l'administration qui monte les dossiers. Quand on invite des élus à cette exposition très critique, ils trouvent cela très bien, formidable. Je leur demande alors de se tourner. "C'est vous qui avez signé les permis de construire pour ce qu'on construit en face de chez moi ? Vous ne pouvez pas en même temps venir chez moi et dire que vous êtes d'accord sur l'exposition, et tous les jours faire le contraire!".

Je suis très content de ce débat car l'artiste a trop longtemps été mis de côté - il s'est d'ailleurs lui-même marginalisé. Travailler dans l'espace public, c'est très difficile pour un artiste. D'abord, il n'en a pas l'habitude, et ils ont toutes les contraintes que vous, les architectes, vous connaissez. Ils ne se sont donc pas affrontés à toutes les difficultés de sécurité, de réglementation et de tout ce que l'administration a inventé pour banaliser tous les espaces. Un exemple, sur la lumière : il y a des normes. Pour une place publique, il faut 30 lux... On a démontré que toutes ces normes étaient non seulement bêtes, mais fausses, et même inhumaines. La lumière n'agit que par sa modulation, sa variation. On se bat depuis dix ans pour casser ces normes, et ce n'est pas facile - soit vis-à-vis des pompiers, des Socotec et consorts, qui vous passent en permanence des réglements, et il faut passer à travers.

Encore une fois, le débat artiste / architecte se ferait tout seul s'ils se connaissaient. Mais comme de très bons technocrates, en 1967, ont séparé l'art de l'architecture... Depuis trois ans, on les a un peu réunis puisque la Culture ont récupéré l'architecture. Ceci dit, comment voulez-vous que les gens travaillent ensemble, alors qu'ils ne se connaissent pas ? Je prends le cas de Rudy Ricciotti qui a deux ou trois copains artistes, des gens qu'il connaît bien et depuis longtemps : il travaillera facilement avec eux mais si vous ne connaissez pas leur démarche...

Petit exemple. A Lyon, on a présenté quarante artistes aux architectes désignés par la ville. Ils en connaissaient un, de nom, Buren - ses colonnes ont fait du bruit... Mais ils nous ont dit : "On fait comment ? On ne les connaît pas". On leur a donc donné des livres pendant quinze jours. Puis "On a lu les livres, mais on n'a toujours pas bien compris. On a du mal à choisir". On a alors choisi pour eux. On a appelé Jean-Michel Wilmotte pour faire l'architecture d'intérieur, Yann Pennor's pour faire la signalétique... ils ne le restaient plus grand chose à faire. Rudy demandait quelles étaient les conditions que nous avions pu avoir pour ce projet : la condition, la seule, c'est d'avoir rencontré à un moment donné un homme qui avait du courage. Point. J'ai passé au-delà de la règle, de la norme, des habitudes : les vrais projets passent quand des gens se rencontrent, ont envie de travailler ensemble, ont un peu de courage et vont jusqu'au bout de leur projet. Ce sont les hommes qui comptent, ni les règlements, ni les casquettes.

François Seigneur

Si vous parlez de l'architecture et de l'art, là, on va pouvoir discuter vraiment - mais on parlait des artistes et des architectes. C'est vrai que si on parle de l'architecture globalement, c'est la ville en général. La ville, ce n'est pas seulement les artistes et les architectes qui la construisent. Il y aussi les techniciens, les habitants, la police, les crottes de chien. Tout construit la ville. La ville est un organisme vivant, dans lequel les artistes, les architectes se glissent, mais c'est un tissu déjà préfabriqué par la collectivité de façon fonctionnelle, de façon politique. Au fond, évidemment que l'artiste a son rôle d'architecte, dans sa petite part de fantaisie, de critique ou d'acidité. On pourrait aussi parler des artistes décorateurs qui ont fait les beaux jours de toute une série de siècles, où l'artiste n'avait pas la prétention d'être artiste. Il était tout simplement au service d'un collectif, d'un mécène, et il a quand même construit des oeuvres absolument remarquables.

Est-ce que l'artiste est maintenant quelqu'un d'exceptionnel ? Je ne le crois pas, pas plus qu'avant. Simplement, il a appris à avoir un métier, et c'est ce métier que je discute. Ce n'est pas un métier, d'être artiste ; c'est malheureusement un métier d'être architecte, simplement parce que, pour arriver à faire de l'architecture, il faut accumuler une telle somme de maîtrise sur les contraintes, les contradictions, la négociation, le financement, la technique - on pourrait faire une liste qui ennuierait tout le monde. J'ai été le premier à reculer. Alors que l'artiste est encore à peu près le seul personnage dans la société qui peut construire quelque chose qui n'est pas soumis à l'épreuve collective. Si l'artiste veut se glisser dans la ville, il devra évidemment se soumettre à l'épreuve collective, rentrer dans les carcans, la sécurité, les normes... Ce n'est pas sa vocation ! Il devrait peut-être réfléchir sur son rôle. Pourquoi rentrer dans cette énorme paramécie, ou plutôt cette énorme galaxie - excusez-moi, c'est un peu pareil remarquez, l'une est molle et l'autre un peu plus nerveuse... Je me pose la question de savoir si c'est bien.

Je suis ravi d'avoir beaucoup d'amis artistes qui participent, comme moi, à l'élaboration d'une place, d'un éclairage... Je n'ai pas toujours l'impression qu'ils ressortent avec l'idée qu'ils ont fait ce qu'ils pensaient bien faire. Au fond, ils ont, comme l'architecte, à se frotter aux jeux du politique. Ils ont subi des dommages dans leur démarche. Alors, je regrette au fond qu'on soit en train de se dire qu'il faut que l'artiste participe à l'architecture car j'ai peur qu'il s'y brûle. Moi, je m'y suis brûlé, et je ne suis pas le seul, il y en a plein. Parce que finalement, c'est trop compliqué et trop normatif.

(un membre du public)

Est-ce qu'on ne peut pas parler de statut plutôt que de métier ? Le métier est encombré avec toutes ces choses techniques, tous ces savoirs particuliers, tous ces fluides, toutes ces matières... Quand on parle de métier du côté des artistes, on a vu ce que cela a donné. Par exemple, quand on a remis à jour toute la question du "beau métier", quand il y a eu cette pseudo-querelle autour de l'art contemporain il y a un an ou deux... Il y a des champs disciplinaires. Il ne s'agit pas de les confondre. On a vu une espèce de bouillie qui s'était installée quelque peu dans cette idée absolument géniale, généreuse, sublime de la transversalité qui faisait que s'effaçaient des spécificités qui sont belles. Ce ne sont justement pas des choses molles - pas une paramécie, plutôt une galaxie, une planète.

Moi, je ne suis pas du tout dans l'idée que les champs disciplinaires disparaissent, que tout le monde va travailler ensemble, dans un grand machin. Je suis au contraire pour que les choses se frottent, se rencontrent, se cognent éventuellement dans des champs qui seraient repérés.

Guiheux parlait ce matin d'osmose fautive ; d'autres parlent de "porosités productives". On pourrait voir entre ces deux attitudes. A quel moment du frottement a lieu la faute ? Si on voulait faire une psychanalyse un peu rapide, quelle faute originelle il pourrait y avoir dans cette rencontre ? D'autres, dont je suis, pensent que ce frottement, cette fréquentation, cette connaissance - il faut effectivement bien arriver à se connaître pour travailler ensemble, comme le disait Georges - peuvent produire des choses. Cette idée sublime qu'on a tous, dans ses enseignements, à faire se frotter justement une école d'archi et une école d'art par exemple, ne veut pas dire que chacun n'est pas dans son champ d'action, mais qu'il y a des lieux où on va se cogner, se frotter, tendrement ou violemment.

François Seigneur

Peut-être que, dans cette différence, il y a sûrement des collaborations très positives, mais qui sont généralement mal utilisées - pas à l'avantage de l'architecte non plus, ni de l'architecture. Par exemple, un petit combat dans le Sud, entre Bauduc et la norme. Pour ceux qui ne connaissent pas, Bauduc est un village perdu au bout du monde, qui n'est fait que de planches et de clous, et d'autobus coupés en deux. C'est donc du vernaculaire total, dans lequel beaucoup d'artistes probablement se retrouveraient dans la manière d'écrire. Au fond, beaucoup d'artistes ont travaillé sur la débâcle et l'improvisation qu'ils présentent comme une esthétique respectée, respectable tant que c'est de l'art. Dès l'instant où on essaie de faire basculer cela dans le monde de l'architecture, il n'y a plus personne pour vous défendre : ce n'est pas de l'architecture. Cela reste une espèce d'agglomération mal-fichue, évidemment ça brûle mais ce n'est pas tellement cela qu'on vous reproche. C'est d'abord d'une laideur épouvantable, alors que la même oeuvre présentée dans la pièce à côté par un artiste va être encensée par la critique. Il y a donc vraiment une différence de perception. Il suffirait même de changer le titre pour que, tout d'un coup, vous deveniez extrêmement pertinent ou incongru. C'est là où le débat est très complexe et intéressant. Pourquoi cette différence ? Pourquoi socialement n'arrive-t-on pas à faire que les valeurs de l'art passent dans l'architecture ? Je ne demande pas à ce que les valeurs de l'architecture passent dans l'art, parce qu'elles sont trop conventionnelles. Si on reste dans l'idée que l'artiste est anti-conventionnel par définition, sinon on resterait dans l'âge de pierre, en termes de dessin et de concept exprimé, je préfère que l'artiste prenne le pas en terme conceptuel. C'est à lui de porter la question de la disgrâce, de la dysharmonie, parce que c'est son rôle. L'architecte n'a pas ce rôle : il a un rôle d'harmonie. Ce n'est pas une guerre. Ce sont des chemins parallèles qui, malheureusement, ne sont pas du tout applicables simplement par ceux qui commanditent. Le commanditaire d'architecture ne vous commandera jamais un bâtiment désordonné, de bric et de broc, où la tentative serait de faire de l'architecture ordinaire, quotidienne, par quelqu'un d'autre qu'un architecte.

(un membre du public)

A vrai dire, je ne comprends pas grand chose à ce débat. Pour moi, l'architecture n'est pas forcément celle des architectes. Quand on parle d'architecture, en se limitant à celle des architectes, je ne comprends rien et je me dis que je n'ai jamais su ce qu'elle était. La grande masse de ce qu'est l'architecture n'est pas celle des architectes. En plus, vous confinez les architectes dans un rôle d'exécutant parce qu'ils sont soumis aux desiderata des uns et des autres. J'en connais un certain nombre, et j'ai l'impression que beaucoup savent dire non, et que les 0,0001% dont vous parlez... Je ne me reconnais vraiment pas dans ce débat.

Rudy Ricciotti

Evidemment, on n'évite jamais, dans les débats d'architecture, l'éloge des architectes, comme on ne pourrait faire l'éloge de l'art sans les artistes. Vous avez probablement raison - et moi, je suis fondamentalement tribal au niveau gastronomique, et urbain au niveau de l'organisation du travail dans mon agence.

Pour revenir à ce que disait Georges Verney-Carron, faire rencontrer les artistes et les architectes... Je ne m'appuie pas forcément seulement sur les copains. J'ai collaboré avec des artistes que je ne connaissais pas. Je crois plutôt à l'idée d'armée, d'équipage, comme on arme un bateau pour un combat. Je le vis souvent comme cela, plutôt que de partager une complicité, une amitié. On ne partage pas nos femmes, pas forcément nos tables non plus. On peut simplement partager des désirs de combat politique.

J'ai un exemple. On était à trois, avec Wong Du et Pierre Bal-Blanc. Wong Du a un passeport chinois. Il est resté attaché à la Chine, c'est un dissident et il est actif dans l'écriture. Aujourd'hui, il est à nouveau interpellé par la Chine, qui lui demande de faire une pièce maîtresse, à côté de Hongkong. La question posée est fondamentalement nationaliste et identitaire. Il leur faut une sculpture qui fasse un peu plus de 90 mètres de hauteur, et dessous un énorme socle dans lequel il y aurait une activité muséale. L'ambition chinoise ! Wong Du est un type tonique, énergique et il reçoit la commande. Il met une tête au carré au maître d'ouvrage en lui disant qu'il est fou, mégalo : "Vous allez prendre le budget : pour 90% vous allez ouvrir un centre d'art au travers d'une activité que l'on pourrait considérer comme une Biennale internationale d'art, et puis 5% sera réservé pour la sculpture elle-même". A l'initiative d'une collaboration, apparaît un critique d'art - on oublie aussi leur rôle souvent - Pierre Bal-Blanc me met en relation avec Wong Du - je ne le connaissais pas, ni le projet - pour développer ce projet. Wong Du me dit qu'il veut une petite sculpture sur un très gros socle dans lequel il y aura des activités muséales. Je lui réponds qu'il est cinglé, que cela ne se fait plus, et pire, que cela ne se fait pas de confondre le rôle du socle et le rôle de l'architecture. Je lui dis : "Tu vas voir... Toi, tu poses ta sculpture dans l'axe, sur le parking". Du coup, il fait un énorme pied, avec des orteils chinois qui font 4 mètres de diamètre, et tout le fonctionnement muséal redevient organisé dans un bâtiment linéaire de 400 mètres de longueur. A ce moment-là, les autorités chinoises lui demandent aussi de faire une fresque patriotique - la question est politique évidemment, organisé par le responsable de la propagande. Quand je présente le bâtiment de 400 mètres, avec une fresque patriotique lumineuse dessus, rouge et jaune, visible depuis l'autoroute, il me dit que c'est formidable, à l'échelle du territoire, etc...

Wong Du, qui ne voulait pas faire la fresque, accepte alors de collaborer, en disant : "Une fresque patriotique, dans une perspective hollywoodienne, ça, ça m'intéresse". On est dans un système qui n'est pas ironique, ni cynique. Vous pouvez le qualifier des termes que vous voulez - subversif, naïf, déconnant ou autre - mais voilà que dans un projet de collaboration entre un artiste, un architecte et un critique d'art, un projet émerge alors qu'au départ, toutes les questions posées, au travers de la commande dans sa forme politique, faisaient que ce projet ne pouvait pas aboutir. La métamorphose du projet, ce double regard de l'artiste et de l'architecte a permis de le faire avancer. Je ne sais pas s'il va aboutir, mais il intéresse en tout cas. Dans ce projet-ci, l'artiste et l'architecte se reconnaissent avec dignité. C'est cette tension qui s'est créée, dans les réciprocités politiques, qui a permis de faire développer ce projet - sinon la réponse littérale à la commande était une catastrophe. Ni l'un ni l'autre n'auraient répondu.

François Seigneur

Il n'y a quand même pas que des artistes mégalomanes. Que ferait Robert Fillioux ? Qu'aurait fait Gasiorowski, Tremlet avec trois clous et deux ficelles ? Ils seraient parti en courant. Je rejoins un peu ce que vous disiez : le "petit geste" contre le "grand geste". Est-ce que l'architecte peut faire du "petit geste" ? Je ne le pense pas. Alors que l'artiste peut faire des tous petits gestes, des tous petits mots. Pourquoi fait-on tous ces grands concours, ces grandes revendications plastiques ?

Nicolas Michelin

Il y a des mauvais médecins qui font de la mauvaise médecine ; il y a des bons et des mauvais architectes. Les architectes qui font les grands gestes, on les connaît.

François Seigneur

Une barre, c'est un grand geste. C'est pas une petite chose, c'est une mauvaise chose.

Rudy Ricciotti

On est à l'échelle de la Chine ! Et dans le problème qui se pose aussi sur Wong Du, à l'image des tentatives, des enjeux de manipulation médiatique, l'artiste donne une réponse très corrosive et subversive. C'est la volonté de déplacer, déplacer l'idolâtrie communiste dans l'idolâtrie des héros, de la dynastie Ming... Il est donc obligé de tomber dans l'acte monumentaliste.

(un membre du public)

Je ne suis pas du tout architecte : je fais du marketing. J'ai l'impression que j'assiste à une querelle de métiers, et je n'entends pas du tout parler des gens destinataires - s'il y a une destination - les gens qui vont habiter... Je ne vois pas où est la place de l'individu dans ce que vous faites, surtout dans ce que vous dites.

Nicolas Michelin

On parle que de cela ! C'est notre souci de tous les jours. On a parlé d'interprétation, d'usage... On ne parle que de cela, c'est la raison pour laquelle je ne suis pas d'accord quand j'entends dire que l'on ne fait que des gestes. On parle d'interprétation : on essaie d'éviter de trop figer les espaces - arrêter l'architecture le plus vite possible de telle sorte que ce soit l'usager qui prenne possession des lieux. Par contre, c'est aujourd'hui une salle de classe, cela peut être demain des bureaux. Le procès d'intention du vous ne pensez pas aux usagers est peut-être vrai pour beaucoup de bâtiments, mais je peux témoigner qu'au moins, dans les écoles d'architecture, on ne parle que de l'usage.

(le même membre du public)

Je ne veux pas faire de procès d'intention mais j'aimerais comprendre à quel moment l'usager peut intervenir dans la décision de créer une oeuvre - dans le cadre de l'artiste - ou un projet architectural.

François Seigneur

Il n'y a pas 36 solutions : j'ai remarqué que plus l'oeuvre - ou ce que vous appelez l'oeuvre - est dense, vous proposez une pensée qui va construire l'espace, plus cet espace est en général impraticable.

Un exemple célèbre : la maison Wittgenstein à Vienne. Maison absolument inhabitable parce qu'elle a été faite sur des principes radicaux, philosophiques, poétiques, esthétiques qui sont une analyse absolument nickel de tout ce qu'on pouvait faire de plus pointu à l'époque. Personne n'a jamais voulu habiter cette maison, parce qu'elle est impossible à vivre : il n'y a pas de place. J'en tire une remarque : entre l'artiste à qui je demande de produire quelque chose de radical, il n'y a pas de place pour quelqu'un d'autre dans l'oeuvre de l'art. Alors que l'architecte a pour obligation de laisser de la place aux autres : il ne peut pas faire le travail de l'artiste, sinon ses maisons sont inhabitables. Ce n'est pas la seule différence, mais c'en est une.

________________
Nicolas Michelin - Architecte, directeur de l'école d'art de Rueil-Malmaison
Jacques Hondelatte - Architecte, professeur à l'école d'architecture de Bordeaux
Rudy Ricciotti - Architecte
François Seigneur - Architecte, scénographe


Vidéos Téléchargements