L’architecture islamique

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Mosquée à Clermont-Ferrand (France).
Ce qui apparaît au premier regard lorsque l’on considère l’architecture islamique, c’est le dépouillement des ouvrages, comme si tout le superflu en avait été retiré, ne laissant subsister que l’essentiel. Cette caractéristique semble correspondre à la culture du monde musulman, dans laquelle tous les éléments qui constituent l’espace de vie sont concentrés vers cette essentialité, à l’image du caractère des musulmans eux-mêmes. En effet, la personne authentique, dans l’Orient traditionnel, se réalise par le dépouillement des marques individuelles, sentiments, goûts et passions qui composent un caractère. A l’opposé de ce que recherche l’homme moderne, le musulman ignore cet effort de construction d’un « moi » individuel et original. Alors que, pour l’homme moderne, la vie réside dans une aventure du libre arbitre et de créativité, pour le musulman, le destin à réaliser est la consécration à l’Unique. Toute l’éducation islamique consiste à mouler la personnalité du croyant dans la forme parfaite dont le modèle est donné par la tradition lumineuse du Prophète et l’exemple inspiré des maîtres spirituels. Cette différence dans l’approche du monde se retrouve également dans l’architecture, puisque chaque chose est solidaire l’une de l’autre dans la société islamique. La vie quotidienne y est l’expression d’un ordre métaphysique, si bien que l’acte de construction d’une maison représente lui-même un rite. Chaque maison est un symbole, une mosquée dans laquelle la famille prie cinq fois par jour.

La plupart des Européens n’ont pas exactement évalués l’importance de l’apport qu’ils ont reçu de la civilisation islamique, ni compris la nature de leurs emprunts à cette civilisation dans le passé. L’influence de la civilisation islamique s’est étendue dans une large mesure à tous les domaines des sciences, de l’art, de la philosophie. L’Espagne était alors le principal centre de diffusion de cette civilisation. Pour ce qui concerne l’architecture, on peut relever des traces significatives de l’influence islamique au Moyen Age, comme la croisée d’ogives dont le caractère s’est affirmé au point d’en faire un style architectural. La tradition des constructeurs de cathédrales au Moyen Age affirme constamment la transmission de leur connaissance à partir du Proche-Orient. Elle avait un caractère symbolique en lien très étroit avec la science des nombres, et son origine a toujours été rapportée à la construction du temple de Salomon.

On peut se demander ce qui subsiste parmi les vestiges archéologiques de la civilisation musulmane. Il reste d’abord les mosquées, puis les souks, les marchés, les maisons des quartiers populaires. Entre les deux, ce qui a été construit ne l’a pas été pour durer : il s’agit des palais qui, à quelques rares exceptions près, ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Voilà qui semble caractéristique de la civilisation musulmane : d’un coté, on trouve la mosquée, masjid, littéralement « lieu de prosternation », qui est la maison de Dieu, et, de l’autre, la communauté, la famille.

Ce qui a duré et a survécu, c’est la trace terrestre et le signe de la maison de Dieu, et c’est également le témoignage de la communauté, de la famille, du métier et de la vie quotidienne dans ce qu’elle a de sacré. Ce qui est disparu, et qui d’ailleurs n’a souvent été construit qu’en stuc, sans intention de pérennité, c’est le palais, le siège du pouvoir civil, de l’administration, du domaine de l’institution. En effet, il est significatif que les monuments les plus anciens que l’architecture islamique a produits, et qui sont parvenus jusqu’à nous, soient des mosquées, qui apportent le témoignage, à l’histoire, de la tension de la communauté musulmane vers l’essentiel, vers Dieu l’Unique.

Parmi les autres constructions qui ne sont pas, à proprement parler, des mosquées, qu’il s’agisse d’une maison, d’un château fort ou d’une université, c’est toujours l’usage auquel le bâtiment est destiné qui détermine son organisation, et non l’objectif d’un positionnement social. Il n’est pas utilisé, comme c’est le cas en Occident, pour marquer un pouvoir politique, pour constituer la référence extérieure de la position de son propriétaire, ou pour démontrer la puissance d’une collectivité qui s’appuierait sur l’image d’une réalisation architecturale pour affirmer son pouvoir, sa suprématie. Dans la société traditionnelle islamique, le but recherché à travers la construction d’un bâtiment n’est autre que la concentration dans la réalisation de son usage fonctionnel, et c’est en cela que réside sa beauté. Il s’agit d’une beauté naturelle, sans décors surajoutés, qui relève simplement de l’accomplissement de la fonction qui lui est dévolue. Alors que l’architecte moderne recherchera l’originalité, et souhaitera marquer sa différence, l’architecte traditionnel s’efforcera de satisfaire un besoin fonctionnel, qui lui est dicté par Dieu à travers la nécessité, en fondant l’organisation de l’édifice, son mode de construction et sa décoration dans un moule correspondant au prototype archétypal de l’œuvre architecturale. Cette dernière ne doit pas être l’expression d’une identité, individuelle ou collective, quelle qu’elle soit. La construction traduit un témoignage spirituel, et ne saurait en aucun cas résulter d’une volonté individuelle. Dans cette perspective, l’édifice traditionnel n’est autre que la manifestation de l’Unité divine, qui rassemble les éléments spécifiques au lieu et au temps dans lequel il est réalisé, par l’acte rituel de la construction.

Cet effort de concentration vers l’essentiel représente la mise en œuvre et l’application du principe de l’Unité (at-tawhîd) : « il n’y a de dieu que Dieu », formule fondamentale de l’Islam, qui tisse les correspondances entre la métaphysique et le quotidien, donne sa mesure à la personne, à la famille, à la communauté. C’est sur ce principe que se fonde l’architecture islamique. Dans un édifice, rien ne peut ou ne doit exister en dehors de cette unité ; unité qui, à partir de cet axe vertical représenté par le chiffre 1 ou par la lettre alif, première lettre de l’alphabet arabe (représentée par un simple trait, vertical lui aussi), se démultiplie dans le plan horizontal pour exprimer toutes les possibilités de la manifestation. La doctrine de l’unité, c’est-à-dire l’affirmation que le principe de toute existence est essentiellement Un, est commune à toutes les Traditions orthodoxes, mais cette affirmation n’est exprimée nulle part aussi explicitement et avec autant d’insistance que dans l’Islam. Le principe de l’unité se manifeste tout particulièrement dans le désert, où la diversité des choses est réduite à son minimum, et où, en même temps, les mirages font apparaître tout ce qu’a d’illusoire le monde manifesté.
« Là, le rayonnement solaire produit les choses et les détruit tour à tour ; ou plutôt, car il est inexact de dire qu’il les détruit, il les transforme et les résorbe après les avoir manifestées. On ne pourrait trouver une image plus vraie de l’Unité se déployant extérieurement dans la multiplicité sans cesser d’être elle-même et sans en être affectée, puis ramenant à elle, toujours selon les apparences, cette multiplicité qui, en réalité, n’en est jamais sortie, car il ne saurait rien y avoir en dehors du Principe, auquel on ne peut rien ajouter et duquel on ne peut rien retrancher, parce qu’Il est l’indivisible totalité de l’Existence unique. Dans la lumière intense des pays d’Orient, il suffit de voir pour comprendre ces choses, pour en saisir immédiatement la vérité profonde. » (1. René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, Gallimard, Paris, 1973, p. 42.)
Témoigner de la présence de l’unité dans la multiplicité, ou du passage de la multiplicité de la manifestation à l’unité indivisible, est ainsi le fondement de l’architecture islamique, dont les trois principaux sanctuaires de l’Islam sont les monuments les plus représentatifs, qui partagent un lien direct avec l’histoire et les principes fondateurs de la Tradition islamique. On trouve, tout d’abord, le périmètre sacré de La Mecque (haram) et ses environs, qui sont reliés aux années de la fin de la vie d’Abraham Il ne s’agit donc pas seulement du lieu vers lequel tout musulman doit se tourner pour réciter sa prière. Le deuxième sanctuaire est la mosquée de Médine, appelée al-Munawwara, c’est-à-dire « l’Illuminée ». C’est la maison du Prophète Muhammad, qui fut transformée en mosquée peu après sa mort, et agrandie au VIIIème siècle. Le tombeau du Prophète se trouve dans la partie couverte du sud ouest de la Mosquée. Le troisième sanctuaire est le haram ash-sharîf, « le noble sanctuaire » situé dans la ville sainte de Jérusalem, où se trouve le Dôme du Rocher, édifié en 691, sur le lieu à partir duquel le Prophète Muhammad a effectué son Ascension céleste (al-mi’râj) lors de son Voyage nocturne (al-isrâ’) de La Mecque à Jérusalem. Toutes les constructions architecturales de l’Islam ont été réalisées sur l’exemple de ces trois sanctuaires qui en constituent les archétypes, les deux derniers sanctuaires étant déjà contenus virtuellement dans le premier.

Le modèle de La Mecque est le prototype du développement architectural de la civilisation islamique, tout comme la Ka’ba, qui se situe dans le haram de La Mecque, est le modèle archétypal de toute construction islamique. La Ka’ba est le centre vers lequel tous les musulmans se tournent pendant la prière, et le lien qui rattache l’islam avec la Tradition abrahamique. Premier temple construit par Adam, elle a été détruite par le Déluge, puis reconstruite par Abraham et son fils Ismaël de qui descendent tous les peuples arabes. Abraham a également institué le pèlerinage annuel à La Mecque. Le Prophète Muhammad lui-même participait à l’entretien de la Ka’ba avant de recevoir la révélation.
La Ka’ba se présente sous la forme d’un cube en maçonnerie. L’intérieur en est vide, il ne contient qu’un rideau appelé par la tradition « le rideau de la miséricorde divine ». La Ka’ba représente la demeure de Dieu, elle symbolise par là même le cœur de l’homme, qui doit pouvoir accueillir l’Esprit de Dieu. Selon une tradition prophétique, le Coran a été gravé dans le cœur pur du Prophète. La Ka’ba est recouverte par un tissu noir brodé d’inscriptions coraniques en fil d’or. Ce voile tissé par une tribu, et renouvelé chaque année, est considéré comme un vêtement, qui confère à la pierre le caractère d’un corps vivant et vivifié, intérieurement et extérieurement, par la présence divine. Le voile qui recouvre la Ka’ba, et sur lequel est inscrit le texte coranique, renvoie également aux décorations calligraphes des mosquées. Les calligraphies recouvrent les murs des mosquées, tout comme le tissu noir portant les paroles de Dieu revêt la Ka’ba, pour rappeler que rien n’existe en dehors de Dieu, et indiquer aux musulmans que c’est par Son souvenir que l’on peut Le connaître.

La forme cubique détermine, sur le plan horizontal, quatre directions que sont les points cardinaux, appelés en arabe les quatre piliers d’angle (arkân) de l’univers. C’est pourquoi ce sont les angles du cube qui sont orientés et non les faces planes. Les quatre directions symbolisent également les quatre éléments constitutifs de la matière : la terre, l’eau, l’air et le feu. La direction verticale constitue le cinquième élément, l’éther, qui est la pierre angulaire, qui peut être symbolisée par la projection, au sol, de la croix ou du point culminant du dôme ou de la coupole. Cette direction verticale, qui permet à l’homme de s’élever au-dessus du monde terrestre, est symbolisée également par la présence de la pierre noire, météorite qui, descendue du ciel, rappelle l’axe du monde. Cet axe traverse tous les cieux, et au niveau de chaque monde céleste se trouve un autre sanctuaire visité par les anges. Au sommet, se trouve « trône » divin (al-’arsh), qui a été approché par le Prophète Muhammad lors de son Voyage nocturne et de son Ascension céleste. Parlant de ce voyage, « en corps et en esprit », vers la Proximité divine, le Prophète décrit une coupole immense faite de nacre blanche, et reposant sur quatre piliers d’angle sur lesquels on lit les quatre paroles de la formule coranique : « Au nom, de Dieu, le Clément, le Miséricordieux », et d’où coule les quatre fleuves de la Béatitude, d’eau, de lait, de miel et de vin. Cette description est le modèle spirituel de toute construction traditionnelle en islam.

La première mosquée fut construite par le Prophète Muhammad, à Médine, en 622, première année de l’Hégire. C’est sa maison même qui devint le lieu de prière et de réunion communautaire et, par la suite, toutes les mosquées prirent la mosquée du Prophète comme modèle. Le lieu de construction de la mosquée fut indiqué au Prophète par sa chamelle Qaçwâ, qui s’arrêta à l’endroit voulu par Dieu. Pour faire bâtir sa maison et la première mosquée, il traça une vaste cour carrée, entourée de murs dans une enceinte occupée jusqu’alors par quelques dattiers et des ruines. La bâtisse fut construite en briques, les dattiers donnèrent leurs troncs pour réaliser les colonnes et leurs branches pour constituer le toit et fournir de l’ombre. La première mosquée était orientée vers Jérusalem, et, au milieu du mur nord, des pierres furent posées pour former la niche de la prière (mihrâb). Celle-ci fut déplacée vers le côté sud, en direction de La Mecque, lorsque la qibla, la direction de la prière, fut changée. Près du mihrâb se trouvait le minbar, une chaire en bois constituée d’une chaise à haut dossier élevée de trois marches, où le Prophète prononçait le prône (khutba). La construction était donc particulièrement sobre et fonctionnelle, et, aujourd’hui encore, les mosquées maintiennent ce modèle essentiel.

La mosquée se caractérise ainsi fondamentalement par un espace orienté où se tient la prière, un mihrâb indiquant la direction de La Mecque, un minbar pour le prône de l’imam, ainsi que des piliers ou colonnes qui supportent la toiture. Celle-ci comporte un dôme ou une coupole posée sur un tambour octogonal qui constitue un lien entre la partie carrée, base de l’édifice, avec le cercle de la coupole. La forme carrée représente symboliquement la terre et la forme sphérique le ciel. Si l’on considère l’édifice dans son ensemble, envisagé de haut en bas, il symbolise le passage de l’unité principielle, à laquelle correspond le point central ou le sommet du dôme, dont toute la voûte n’est en quelque sorte qu’une expansion, au quaternaire de la manifestation et inversement, si on l’envisage de bas en haut, le retour de cette manifestation vers l’unité. L’axe reliant le centre du dôme à sa projection verticale sur le sol symbolise l’axe du monde. Le tambour octogonal correspond quant à lui au monde intermédiaire. En effet, la coupole ou la voûte circulaire ne peut pas reposer directement sur la base carrée, et il faut, pour permettre le passage de l’une à l’autre, une forme de transition qui soit en quelque sorte intermédiaire entre le carré et le cercle ; cet intermédiaire entre le monde physique et l’esprit, n’est autre que le monde psychique ou celui de l’âme. Tandis que le carré représente les quatre points cardinaux mis en correspondance avec les quatre éléments corporels, l’octogone représente les facettes des qualités divines et le dôme manifeste l’unité indifférenciée.

La mosquée comporte également une cour et une fontaine, où les fidèles peuvent faire leurs ablutions avant d’accomplir leurs prières. La cour contenant la fontaine en son milieu reprend le symbolisme axial de la centralité et des quatre directions originelles, et représente également une image du Paradis, car le Coran parle des jardins de la Béatitude avec quatre fleuves qui s’écoulent dans les quatre directions. Le modèle islamique de la maison se fonde sur le même sens symbolique que celui de la mosquée. Il peut s’agir, par exemple, d’une maison disposée en carré autour d’une cour intérieure. La partie centrale est alors à ciel ouvert, mais, précisément, c’est la voûte céleste qui joue en ce cas le rôle d’un dôme naturel. Aucune ouverture n’existe vers l’extérieur, la porte d’entrée dans la cour est elle-même protégée par une chicane. Ainsi, toutes les fenêtres ouvrent sur la cour intérieure et puisent leur lumière à partir du centre de la cour, depuis l’intérieur. Le centre de la cour est parfois occupé par une fontaine, celle-ci représente alors la « fontaine de la vie » qui nous ramène également au symbolisme de l’axe du monde.

Quant au mihrâb, la niche devant laquelle se place l’imam récitant la prière rituelle, il a une fonction acoustique qui consiste à réverbérer les paroles de Dieu. Dans l’ordre symbolique, il représente la direction, dans le plan horizontal, vers « l’axe du monde » qui s’élève depuis la Ka’ba. La lampe suspendue devant le mihrâb rappelle « la niche des lumières » mentionnée dans le Coran :
« Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche, dans laquelle se trouve une lampe, la lampe est dans un verre, qui ressemble à un astre de grand éclat ; son combustible lui vient d’un arbre béni : un olivier qui n’est ni d’Orient ni d’Occident, dont l’huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut. Dieu propose aux hommes des symboles, et Dieu est Omniscient. » (2. Cor. XXIV, 35.)
La décoration intérieure de la mosquée porte les traces visibles de la parole révélée, tout en manifestant le principe de l’Unité sur lequel repose tout l’édifice. Cette décoration est constituée essentiellement de calligraphies de versets coraniques et de motifs géométriques, qui renvoient symboliquement à l’immanence et à la transcendance de Dieu. L’écriture devient support du Verbe divin, qui s’appuie sur le rythme pour se répandre, occuper l’espace, composer le signe et lui donner toute sa profondeur, sa consistance et son ampleur. Les frises d’inscription qui couronnent les murs intérieurs d’une mosquée rappellent au croyant, tant par leur sens que par leur rythme, ou leur forme artistique, le fleuve majestueux et puissant de la parole coranique. Les murs de la mosquée sont généralement recouverts de frises géométriques, qui sont générées à partir d’un centre, et que l’on appelle « arabesque ».

« Celle-ci ne vise nullement à décrire un objet, mais plutôt à transfigurer l’âme de celui qui la contemple. Les déroulements de l’arabesque sont en réalité constants sur des rapports géométriques simples, triangles, carrés, pentagones ou octogones. Derrière l’écheveau des lignes, il y a une épure géométrique, tout comme derrière les événements, il y a la volonté de Dieu. Mais l’unité des dessins demeure sous jacente, ce n’est pas une unité de composition, ni une répétition à l’identique d’un motif, comme la manifestation n’est pas la juxtaposition simpliste d’aspects de la réalité. Elle est manifestée à partir d’un ordre supérieur. Au sommet de la coupole il y a une figure simple. Les diverses lignes de ce motif central sont prolongées, s’étendent au loin, couvrent de leur réseau tout le monument. »

« Si l’on regarde les bords de la coupole, en bas, on ne distingue qu’un enchevêtrement, ou une décoration arbitraire. Mais le rythme des lignes du bas est strictement déterminé par leur rapport au centre qui se trouve hors de portée de notre regard. C’est le petit polygone au sommet qui impose son ordre à toutes les parties, l’unité du motif primordial se répercute ainsi à l’ensemble de l’œuvre. Cette unité est comme tissée à l’intérieur de l’arabesque. Le plus souvent, le motif de base ne figure même pas dans l’œuvre une fois terminée. L’épure est effacée, mais elle est comme transcendante, même si elle est impalpable, c’est elle, l’unité qui est à l’origine, la forme sensible n’en est que le reflet. » (3. Burckhardt ou Bammate)
La maîtrise de l’œuvre consiste donc pour l’architecte musulman à construire un édifice conformément à la nature de celui-ci, dictée par les matériaux disponibles, le besoin déterminé, et selon les méthodes traditionnelles reposant sur le symbolisme et la doctrine de l’Unité. Le bâtisseur doit dévoiler la beauté architecturale, la rendre évidente, la dégager de la matière, à travers un effort spirituel qui consiste à « rassembler ce qui est épars », selon la formule maçonnique, et donc à retrouver l’ordre voulu par Dieu. C’est ainsi que le constructeur d’un édifice traditionnel accomplit une action rituelle, c’est-à-dire « conforme à l’ordre », qui peut être considérée comme ayant un caractère sacrificiel, suivant le sens étymologique de ce mot (sacrum facere). Le constructeur rassemble bien effectivement des matériaux épars, qu’il ordonne pour former un édifice qui, s’il est réellement ce qu’il doit être, aura une unité organique comparable à celle d’un être vivant.

Toute construction traditionnelle revêt donc un caractère sacré, ce qui est vrai dans toutes les Traditions spirituelles de l’humanité, mais qui demeure particulièrement vivant dans l’islam. Cela signifie que l’œuvre architecturale n’est pas séparée de la réalité qui l’entoure, mai,s au contraire, elle constitue un lien entre cette réalité et les principes qui lui sont supérieurs. Sa fonction est donc de contribuer à ordonner la réalité pour la mettre en conformité avec les principes. La beauté vient de Dieu, comme l’équilibre et l’harmonie. L’œuvre architecturale ne peut s’élever si les symboles qu’elle manifeste ne correspondent pas à la réalité. La construction d’une mosquée, par les efforts qu’elle nécessite, est une épreuve spirituelle qui révèle la communauté à elle-même. Lorsque les conditions spirituelles de son édification sont remplies, alors elle existe déjà avant d’avoir été bâtie, bien que n’étant pas manifestée et ne pouvant être aperçue par l’œil profane. Sa construction matérielle, ne faisant que manifester la réalité préexistante, nécessite malgré tout un effort de mise en conformité du monde. Lorsque chacun des acteurs a pénétré la connaissance nécessaire à l’accomplissement rituel de sa participation à l’œuvre, alors seulement les possibilités se réalisent et, comme par miracle, la construction s’élève.

C’est alors que l’on con-temple l’ouvrage qui apparaît en harmonie totale avec son environnement, ce qui est tout à fait naturel puisqu’il préexistait déjà à celui-ci, en quelque sorte, comme l’épure de l’arabesque qui se cache derrière un paysage de multiples formes géométriques. Cela nous aide à comprendre l’apaisement que suscite la contemplation des monuments construits selon les principes de l’architecture sacré, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans. Cette harmonie, tant extérieur qu’intérieur, se manifeste également dans l’équilibre et la plénitude de l’édifice, soutenu par un ordre à la fois visible et invisible. Dans toutes les directions de l’espace, « dans la hauteur et dans l’ampleur », l’ordre architectural du temple sacré reflète cet ordre rituel qui apparaît à travers la prière accomplie par les fidèles, lorsqu’ils se tiennent debout, en rangs serrés, en direction de la Ka‘ba. Le Coran dit : « En vérité, Dieu aime ceux qui luttent dans Sa Voie en rangs serrés comme s’ils formaient un édifice solide. » (Cor. …)
La Voie de Dieu est la direction rituelle, et les croyants qui luttent doivent réaliser ce rang serré extérieur qui définit l’orientation, comme ils doivent se rassembler intérieurement pour se concentrer sur Dieu, en s’orientant vers Lui par le cœur dans le souvenir de Dieu. C’est par cet effort de transparence et de concentration intérieure que le corps de l’homme peut constituer un temple consacré et transformé par l’adoration de l’Unique. L’extérieur et l’intérieur sont réunifiés dans l’affirmation de l’Unité divine, comme pour rappeler qu’il n’existe aucune faille dans la Création du Miséricordieux, aucun espace qui soit vide de la Présence de Dieu.

‘Abd al-Qayyûm Guerre-Genton, Institut des hautes études Islamiques
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