Rafael Viñoly, in vivo, in vitro

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Un laboratoire, des salles blanches, un plan fonctionnel... «Les espaces dits 'non-scientifiques' sont les premiers à subir les coupes budgétaires», dénonce Rafael Viñoly. Dans un entretien intimiste accordé à Jane Gitschier, chercheur en génétique, publié le 29 décembre 2011 dans le 7e numéro de la revue PLoS Genet, l’architecte revient notamment sur l’Institut de médecine régénérative de San Francisco qu'il a livré en février 2011.

LA RELATION ENTRE ESPACE ET PENSEE : UN ENTRETIEN AVEC RAFAEL VINOLY
 Jane Gitschier | PLoS Genet

SAN FRANCISCO - Trois ans plus tôt, un membre de mon équipe à l'université est venu dans mon bureau avec un casque antibruit et un conseil : «Tu vas avoir besoin de ça». Et j'en ai vraiment eu besoin car, dehors, sous ma fenêtre du 9e étage, devait être construit sur le Mont Sutro, à l'arrière du Campus Parnassus de l'université de Californie San Francisco (UCSF), un laboratoire pour cellules souches. Deux ans et demi durant, j'ai utilisé le casque et été le témoin oculaire de la construction d'un laboratoire inhabituel, élégant et incroyablement situé. Depuis, j'ai tenté de réaliser une interview de l'architecte uruguayo-américain Rafael Viñoly.

J'ai fait sa connaissance alors que je visitais Princeton pour interviewer David Botstein pour PloS Genetics. Rafael Viñoly y a conçu le Carl Icahn Laboratory et j'ai été frappée par l'imposant atrium dont la lumière est intelligemment filtrée. Rafael Viñoly a aussi conçu le joyau de tous les laboratoires, le Howard Hughes Medical Institute (HHMI) à Janelia Farm, en Virginie.

Quand j'ai vu les perspectives du projet à l'UCSF, j'ai été époustouflée. La construction embrasse la courbe du Medical Center Way et donne l'impression d'un énorme vaisseau de métal flottant à travers une forêt d'eucalyptus. Dans le brouillard de San Francisco, sa proue pointe vers l'océan Pacifique. In fine, il semble qu'architecture et science sont de nobles partenaires.

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Quand Rafael Viñoly est venu en ville pour l'inauguration du bâtiment, j'ai finalement pu me glisser dans son emploi du temps très serré.
Son bureau de San Francisco m'a assuré qu'il appréciait de converser avec des scientifiques et je me suis retrouvée moi-même interviewée par lui.
Habillé en noir de pied en cap et supportant sur la tête trois paires de lunettes différentes - l'une pour le soleil, l'autre pour la lecture, la troisième pour la vue de loin -, Rafael Viñoly était facilement reconnaissable.
Je l'ai trouvé sur le pont qui relie mon neuvième étage avec le nouvel édifice alors qu'il finissait sa conversation avec Michael Toporkoff, chef de projet. Ecoutons aux portes.
Viñoly : Les usagers sont-ils heureux ou non ?
Toporkoff : Très heureux. Racontez-moi, qu'avez-vous vu en venant la première fois sur le site ? La difficulté du site a-t-elle inspiré ce que vous avez fait ?
Viñoly : Quand nous sommes venus pour la première fois, il nous est apparu que le projet devait se situer exactement où nous sommes. Cette construction ne pourrait être sur aucun autre site dans le monde. Elle est, elle-même, le site. Toutefois, la fonctionnalité est le point le plus important. Ce projet offre des espaces spécifiques où les usagers peuvent se rassembler et interagir.
Je pense que les jardins sont fantastiques. Dans la salle de conférences, au sommet, cela donne une impression complètement différente.
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Gitschier [intervenant dans la conversation] : J'ai observé la construction du bâtiment et je dois dire que cela a été quelque chose. Rien que de préparer le site avec ces engins jaunes... Un seul faux mouvement et ce serait déjà de l'histoire ancienne.
Merci d’avoir accepté de me rencontrer.
Viñoly : Tout le plaisir est pour moi. Dites-moi ce sur quoi vous travaillez.
Gitschier : Je suis généticienne, aussi je ne vais pas aller dans le bâtiment des cellules souches. Je travaille sur un projet très inhabituel portant sur la génétique de l'oreille absolue, sur la capacité de nommer un son sans aucune référence.
Viñoly : Je sais ce qu'est l'oreille absolue. Je le sais même très bien, je suis musicien.
Gitschier : De quel instrument jouez-vous ?
Viñoly : Je joue du piano, du violoncelle et de la flûte.
Gitschier : Comment pouvez-vous trouver le temps pour en jouer ?
Viñoly : Je ne le trouve pas. J'ai toujours un piano dans mes bureaux. J'ai deux pianos à New York, un piano à Londres. Par conséquent, je sais précisément ce qu'est l'oreille absolue. Quelle est la logique de l'oreille absolue ? Je connais peu de gens l'ayant. L'une est ma soeur qui a étudié le piano et qui a toujours voulu chanter. L'autre est Daniel Barenboim qui est un très bon ami.
Gitschier : Comment le connaissez-vous ?
Viñoly : Il est argentin et j'ai vécu là-bas plusieurs années. Il a, bien entendu, un entraînement mais il est amusant de penser qu'il y ait une manière d'entrainer son oreille absolue. Je peux me souvenir de sons que je peux attribuer à une tonalité particulière. Se remémorer un son est toutefois chose spéciale car vous entendez réellement un son.
Gitschier : J'aimerais parler avec vous du processus de création et la manière dont vous, personnellement, à ce moment précis de votre vie, vous vous impliquez dans la conception. Vous avez fait dix ou douze bâtiments liés à la recherche scientifique.
Viñoly : Même davantage probablement.
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Gitschier : Quel était le premier ?
Viñoly : Le premier était le Van Andel Institute à Grand Rapids, Michigan. C'était une expérience magnifique qui impliquait un contact avec des clients complètement différents. Parler à des scientifiques a toujours été pour moi incroyablement enrichissant, voire éclairant. J'ai eu une tante qui a fait des neurosciences ; elle m'a marquée par son intelligence et sa capacité à s'exprimer avec clarté.
Gitschier : Où travaillait-elle ?
Viñoly : Elle travaillait en Uruguay. Elle était professeur de physique-chimie dans les années 40. Elle était connue. Elle a ensuite travaillé des années durant pour les sciences de la vie. Je conserve en mémoire la manière dont elle regardait les choses avec des perspectives complètement différentes.
Nous avons réalisé notre premier bâtiment avec le Dr. Thomatis, qui faisait de la recherche cardiovasculaire et essayait de convaincre les Van Andels, une famille riche, d’investir dans la science. Il a donc eu cette idée d’un Institut et David Van Andel l’a fondé.
La pratique de la science a, depuis, explosé - la biologie en général et la génétique en particulier - ; ces nouveaux champs brisent le moule dans lequel chacun pense les disciplines et l’interaction entre elles.
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Gitschier : Vous avez donc été commissionné par Van Andels ?
Viñoly : C’était un concours. A cette époque - je ne peux me rappeler quand exactement -, c’était un programme très particulier. Aujourd'hui, quelques architectes travaillent désormais sur ces sujets. Il y a maintenant les budgets pour le faire. Toutefois, quand nous avons débuté, c’était un domaine de spécialiste. J’ai rencontré des difficultés face à eux. En général, je pense que la profession ne doit pas nous conduire à nous focaliser sur un seul type de programme ; si vous faites cela, vous pouvez perdre votre capacité à avoir un oeil neuf et les choses peuvent devenir cataloguées sinon gelées par des hypothèses dépassées.
J’ai remarqué dès le début que ceux qui ont longuement travaillé dans le domaine des espaces pour scientifiques étaient complètement à côté de la plaque. Ils n’écoutent pas ce que les usagers disent.
Gitschier : Avant d’en arriver là, vous avez fait Janelia Farm. Je n’y suis pas allée.
Viñoly : Non ? C’est un palais !
Gitschier : Ah ! Et vous avez eu le budget pour ?
Viñoly : En fait, HHMI est une institution riche. Les docteurs Rubin et Cech ont insisté sur le fait que l’institut avait besoin de créer une nouvelle façon d’analyser les problèmes et c’est, in fine, ce que le bâtiment propose : un nouveau modèle quant à la manière de travailler ensemble.
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Gitschier : Et comment avez vous été commissionné ?
Viñoly : C’était aussi un concours. Un concours strict mené par l’architecte de l’institut, Robert McGhee, un homme remarquable. J’ai travaillé avec lui pendant quatre ans. Il avait une idée très claire quant à la manière de faire.
C’était un concours très intéressant : un groupe de cinq ou six architectes a été sélectionné et Robert McGhee a ensuite créé une étroite relation avec chacun d’entre nous durant le processus de conception. Il était une sorte de critique interne.
Ce que nous avions pensé était complètement faux. Il est venu à mon agence et nous l’a dit ainsi. En gros, il s’agissait pour moi d’une tentative de développer une série d’idées que j’avais émise à Princeton et même ailleurs et il nous a affirmé, alors que nous étions près de la date limite de remise du projet, que tout était faux.
Ce n’était, je pense, pas le bon plan. Il était trop abstrait et il y avait un nombre trop important d’hypothèses quant à l’aspect pratique... Il a donc été incroyablement obligeant. Il nous a clairement dit que cela ne fonctionnerait pas.
J’ai ensuite repensé le projet. Il avait eu une idée très claire quant à l’agencement des espaces en imposant à tous les architectes la mise en relation des bureaux, des laboratoires humides, des services et ainsi de suite.
J’ai donc tout mis à plat pendant une semaine et demie, j’ai tout retourné et conçu un projet qu’il n’attendait pas. Le dessein n’avait pas été revu étant donné le temps et fut donc présenté tel quel. J’étais alors incroyablement convaincu par nos plans. Il a été totalement surpris.
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Gitschier : Le choc a joué en votre faveur.
Viñoly : C’était un choc mais tout reposait sur des hypothèses pouvant être vérifiées en matière de conception. Ce n’était pas juste de la théorie.
La même chose est arrivée avec le projet Janelia Farm. Depuis le début, il s'agissait d'un concept fort, d'une extrusion. Il y avait l'idée de jardins comme ici, à San Francisco. Le tout s'ajustait parfaitement avec le site. C'est là un point important de l'architecture. L'idée que vous puissiez venir avec une idée préconçue et la poser sur un site - Jakarta ou Bilbao - ne me semble pas très sophistiquée.
C'est ce qui est le plus important dans ce bâtiment, comme à Janelia Farm, car la pire chose qui arrive dans ce genre d'édifice est que les espaces dits 'non-scientifiques' sont les premiers à subir les coupes budgétaires. Pourtant, vous faites plus de science dans le couloir que dans le laboratoire lui-même.
A mes yeux, le bâtiment est une plate-forme faite pour les usagers. Il a la capacité de déterminer la manière dont vous marchez, la manière dont vous vous rapportez aux choses. Adjacents, ces points sont pourtant importants. Toutefois, le plus important selon moi est le fait qu'il y ait des relations entre la qualité de l'espace et la qualité de pensée. C'est quelque chose qui a toujours été mis au second plan.
Vous devriez travailler dans un bâtiment proposant un moment 'wow'. Connaissez-vous le projet de San Diego ?
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Gitschier : Scripps ?
Viñoly : Y êtes-vous entrée ? Vous voyez cet énorme atrium à l'entrée ? Et bien, il suppose cet effet. Mais ensuite, tous les autres espaces sont beaucoup plus normaux. Je pense qu'en créant une structure spatiale qui donne à chacun la capacité de se situer à l'intérieur du bâtiment, un lieu où il est possible de faire une pause, de rencontrer d'autres gens, de dire bonjour le matin, est important. Penser à l'activité scientifique, c'est penser à la qualité de l'espace autant qu'à la qualité de l'équipement.
Je pense que la prochaine étape est beaucoup plus fascinante ; la rigidité des enveloppes a besoin d'être secouée. En d'autres mots, regardez votre bureau, il est encombré.
Gitschier : Ho ! Mon bureau est plutôt bien rangé comparé à d'autres !
Viñoly : La construction devrait permettre la flexibilité du matériel informatique. J'ai l'impression que nous sommes dans une autre époque technologique. Dans le commerce de la construction, nous sommes toujours à l'ère de l'Egypte antique. Vous devriez être capable de configurer votre espace de travail de manière pratique. C'est pour moi la prochaine étape. Comme faire d'un bâtiment un outil.
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Gitschier : Une fois un bâtiment achevé et que tout le monde emménage, cherchez-vous à obtenir des retours des usagers ? Revenez-vous visiter les lieux pour apprendre d'eux ?
Viñoly : Le plus important dans ce type de travail n'est pas les louanges de la critique mais l'appropriation d'un lieu par ses usagers. Ils n'ont pas à se battre avec un bâtiment.
Gitschier : N'êtes-vous pas horrifié par nous qui travaillons dans les laboratoires et qui n'avons aucune conception de l'esthétique ?
Viñoly : Vous seriez surprise, mais je vois de quoi vous voulez parler.
Gitschier : Généralement les laboratoires deviennent relativement repoussants... Avec des post-it, des câbles, des taches... N'êtes-vous pas horrifié quand vous revenez ?
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Viñoly : Absolument pas, bien au contraire.
Gitschier : Oh ! J'imaginais que vous pensiez à vos lignes parfaites...
Viñoly : Bien au contraire ! Je suis trop vieux pour ça. Si vous pensez que l'esthétique architecturale dépend d'usagers qui ne peuvent bouger un meuble à cause d'un alignement, votre vision est plutôt triste. C'est l'inverse. Tous ces bâtiments encouragent tout type d'appropriation. Le problème est le désordre, lequel est toujours généré par les limites qu'un édifice vous impose.
La distinction entre l'architecture en tant que sculpture et l'architecture en tant qu'élément fonctionnel est un dilemme artificiel. L'architecture se rapporte à la manière dont un édifice fonctionne et à sa capacité à améliorer votre propre comportement au travail.
Jane Gitschier | PLoS Genet | Etats-Unis 29-12-2011
Adapté par : Jean-Philippe Hugron


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